Arrêt sur arrêt : Cass. Civ. 1ère, 25 janvier 2017, 15-25.210


La France est connue pour être l’un des pays où il est le plus difficile de se constituer des preuves en matière de propriété intellectuelle. Là où les us de certaines juridictions veulent qu’il soit possible de rapporter la preuve de la commercialisation d’un article potentiellement contrefaisant en procédant à son achat et en versant au débat judiciaire l’article acheté et le ticket de caisse correspondant, les coutumes de la nôtre exigent que seuls les articles saisis par saisies-contrefaçon ou dont l’achat a été constaté par un huissier puissent avoir valeur probatoire véritable. Et, à la suite de l’arrêt rendu par la Haute juridiction en date du 25 janvier 2017 (Cass. Civ. 1ère, 25 janvier 2017, 15-25.210) en matière de validité de constat d’achat, la difficulté de prouver la matérialité de faits de contrefaçon s’est élevée d’un niveau supplémentaire. Par un revirement de jurisprudence inattendu, la Première chambre civile, au visa des articles 6 § 1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) et 9 du Code de procédure civile et le principe de loyauté dans l’administration de la preuve, a cassé un arrêt d’appel pour avoir retenu la validité d’un constat d’achat en boutique d’un jean potentiellement contrefaisant en considération du fait que le tiers acheteur ayant assisté l’huissier dans ses opérations était stagiaire du cabinet d’avocat de la requérante au constat, celui-ci ayant jusqu’à cet arrêt toujours été considéré trop éloigné de la requérante au constat pour caractériser un lien de dépendance avec celle-ci. Mais, de manière quelque peu inattendue, l’intérêt de cette décision ne réside pas tant dans le revirement en lui-même mais dans sa motivation et ce qu’il nous apprend du principe d’indépendance du tiers acheteur procédant aux achats constatés. Décortication.

Le principe d’indépendance du tiers acheteur

Dans cet arrêt du 25 janvier 2017, la Cour de cassation, dans un attendu de principe semblable à la lame d’une guillotine qui s’apprête à s’abattre sur une Cour d’appel condamnée, rappelle la règle selon laquelle :

[…] le droit à un procès équitable, consacré par [l’article 6§1 de la CEDH], commande que la personne qui assiste l’huissier instrumentaire lors de l’établissement d’un procès-verbal de constat soit indépendante de la partie requérante […]

Pour comprendre la ratio legis derrière le principe d’indépendance du tiers acheteur visé par la Première chambre civile, il convient de souligner que l’huissier de justice agissant sur requête d’un justiciable est limité par deux fois dans les opérations qu’il peut mener. D’une part, l’impératif du respect du lieu privé impose qu’il ne puisse y procéder à des opérations que sous réserve de l’autorisation préalable du propriétaire du lieu et, d’autre part, par le fait que l’article 1 de l’ordonnance n°45-2592 du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers impose que l’huissier se contente de “toucher avec les yeux” et ne procède qu’à de simples constatations matérielles, ce qui exclut qu’il puisse effectuer lui même à l’achat d’un bien, ne pouvant être à la fois acteur et spectateur.

Constater un achat en boutique, jouer à the floor is lava

C’est donc pour cette double raison que la pratique s’est développée autour de l’idée que l’huissier pouvait néanmoins procéder à un certains nombre d’observations depuis la voie publique sans pour autant intervenir dans l’opération d’achat. Seulement, les caisses des boutiques se trouvant fréquemment à un emplacement que l’huissier, instrumentant depuis la voie publique, ne peut pas voir à travers les vitrines, celui-ci ne peut que très rarement constater l’acte d’achat en lui-même et le passage en caisse. Nombreux sont donc les procès verbaux de constats d’achat qui rapportent simplement qu’une personne identifiée, le tiers acheteur, entre dans une boutique les mains vides et en ressort avec un bien déterminé et le ticket de caisse y afférent, ce dont il peut se déduire que ce bien est effectivement commercialisé dans la boutique dans laquelle le tiers acheteur s’est rendu. Et, c’est spécifiquement sur cet aspect du constat d’achat que se noue toute la discussion de la loyauté dans l’administration de la preuve.

Ainsi, là où il est légitime de considérer qu’un tiers sans aucune relation avec la requérante au constat est de bonne foi et donc qu’il aura effectivement acheté le bien dont la requérante veut constater l’achat dans la boutique alors que l’huissier, se trouvant sur la voie publique, n’a pu le constater, tel n’est pas le cas pour les tiers qui entretiennent un lien spécial avec cette requérante. En effet, dans cette hypothèse, ce lien particulier du tiers et l’intérêt que porte la requérante à ce que soit effectivement constaté l’achat d’un bien potentiellement contrefaisant sont des circonstances suffisantes pour faire naître un doute légitime sur la question de savoir si le tiers dépendant et la requérante n’ont pas, préalablement aux opérations de constat, placé un bien dans une boutique et falsifié un ticket de caisse pour en simuler l’achat et ainsi exploiter le fait que l’huissier ne puisse pas effectivement constater le passage en caisse. C’est cette instrumentalisation potentielle des incertitudes des opérations de constat de l’huissier qui caractérise le caractère déloyal du constat d’achat.

C’est en contemplation de cette considération qu’il convient de lire l’arrêt du 25 janvier 2017 rendu par la Première chambre civile de la Cour de cassation, son attendu de principe comme son appréciation de l’arrêt d’appel discuté : il s’agissait, pour la Haute juridiction, de faire taire le doute d’instrumentalisation et de déloyauté qui peut naître lorsque (i) l’huissier ne peut voir l’acte d’achat s’opérer à l’intérieur de la boutique en raison du fait qu’il reste sur la voie publique et (ii) lorsque le tiers assistant l’huissier dans ses opérations de constat est dépendant de la requérante au constat.

Le rejet d’une présomption simple de loyauté en cas de dépendance du tiers acheteur

L’arrêt de la Cour d’appel de Paris critiqué dans la présente affaire précise que la société H&M, dont il était allégué qu’un de ses jeans constituait une contrefaçon des droits de la société G-Star, contestait le procès-verbal de constat d’achat aux motifs :

[ (i) ] que le clerc habilité aux constats qui a mené les opérations n’a assisté personnellement à aucun acte d’achat et que [ (ii) ] la personne qui est entrée et sortie des magasins H&M et qui aurait prétendument procédé à l’achat de deux pantalons est un membre d’un cabinet d’avocats conseil de la société requérante.

Ces éléments de faits ont été repris par la Cour de cassation qui les vise aux motifs de sa décision :

pour rejeter la demande d’annulation du procès-verbal de constat dressé le 11 août 2009 dans deux magasins à l’enseigne “H&M”, l’arrêt retient que la circonstance que [ (i) ] la personne assistant l’huissier de justice, qui a pénétré, seule, dans les deux magasins avant d’en ressortir avec les pantalons en jean litigieux, [ (ii) ] soit un avocat stagiaire au cabinet de l’avocat de la société G-Star Raw […]

Autrement formulé, la Haute juridiction a relevé que (i) le clerc habilité aux constats n’a que pu constater qu’une personne seule entrait dans une boutique et en ressortait avec un bien déterminé et (ii) cette personne était en situation de dépendance vis à vis de la requérante au constat.

La Cour de cassation procède ensuite à la cassation de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris selon la motivation suivante :

Attendu que, pour rejeter la demande d’annulation du procès-verbal de constat dressé le 11 août 2009 dans deux magasins à l’enseigne “H&M”, l’arrêt retient que la circonstance que la personne assistant l’huissier de justice, qui a pénétré, seule, dans les deux magasins avant d’en ressortir avec les pantalons en jean litigieux, soit un avocat stagiaire au cabinet de l’avocat de la société G-Star Raw, est indifférente, dès lors qu’il n’est argué d’aucun stratagème déloyal ;

Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les textes susvisés ;

Ce qu’il convient de relever est que la cassation pour violation de la loi intervient en raison du fait que la Cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations ([insérer trait d’esprit relevant le caractère cocasse de ce motif de cassation alors qu’il est question de validité de constat]). C’est donc que la Cour d’appel a déduit, des circonstances de fait qu’elle a retenues, une solution inverse de celle qu’elle aurait dû.

Et en effet, cette dernière avait décidé de la validité du procès verbal discuté en considération (a) du fait qu’il était indifférent que le tiers procédant à l’achat fût dépendant de la requérante au constat et que le clerc habilité n’ait pu constater l’acte d’achat en lui-même et (b) d’une présomption simple de loyauté contre laquelle la partie à laquelle le constat était opposé aurait pu lutter en rapportant la preuve du recours à un « stratagème déloyal » pour fausser les opérations de constat.

La Cour de cassation décide donc tout à la fois (1) que la dépendance du tiers vis à vis de la requérante au constat et le fait qu’un huissier n’ait pu constater l’acte d’achat lui-même ne sont pas indifférents au regard de la loyauté de la preuve et (2) que la loyauté ne peut être présumée dans de telles circonstances.

La Cour d’appel faisait en effet peser, à tort, une présomption de loyauté sur le constat d’achat en boutique alors que, structurellement, les circonstances des opérations de constat permettaient d’en douter pour les raisons ci-dessus évoquées.

Un tiers acheteur dépendant de la requérante sans le contrôle de l’huissier

La création d’une présomption simple de déloyauté en cas de dépendance du tiers acheteur

Il faut donc voir, dans l’arrêt du 25 janvier 2017 de la Cour de cassation, la création d’une présomption en sens contraire, à savoir une présomption de déloyauté des constats d’achat en boutique, plus à même de coller à la réalité lorsque les circonstances des opérations peuvent faire naître un doute légitime quant à la loyauté de leur conduite, à savoir lorsque le tiers assistant l’huissier est dépendant de la requérante au constat.

Cependant, il serait injustifié et déraisonné de considérer que des opérations de constat d’achat instrumentées avec l’assistance d’un tiers acheteur dépendant de la requérante soit déloyal alors que d’autres circonstances de fait, par delà ce lien de dépendance, montrent que cette déloyauté est matériellement impossible. Ainsi, la raison laisse donc à penser que la Cour de cassation, dans la construction de sa motivation au regard de l’espèce de l’affaire qui lui a été soumise, a pris en compte le fait que le clerc, resté sur la voie publique, n’a pu assister personnellement à l’acte d’achat en boutique, et que sa décision aurait été différente s’il avait pu y assister personnellement (passage en caisse), ou au moins en partie (la présence du produit à acheter dans le magasin, la saisie du produit par le tiers acheteur etc.). L’arrêt laisse toute entière cette possibilité.

Le jeu équitable des présomptions organisé par la Haute juridiction en matière de loyauté des constats d’achat pourrait dès lors être compris comme suit : de manière générale, les constats d’achat sont présumés loyaux, la partie à laquelle on l’oppose peut lutter contre cette présomption en rapportant la preuve de l’existence d’un lien de dépendance entre la requérante au constat et le tiers acheteur. Si elle réussit, la présomption sera renversée et pèsera alors une nouvelle présomption de déloyauté en sens contraire sur le constat d’achat. Il s’agira ensuite pour la requérante au constat de rapporter la preuve de l’impossibilité de cette déloyauté en démontrant que l’huissier a pu personnellement constater l’acte d’achat en tant que tel.

Il convient de relever que c’est cette lecture de l’arrêt du 25 janvier 2017 que la Première section de la 3ème Chambre du Tribunal de grande instance de Paris a choisi de retenir, préservant ainsi un juste équilibre entre les intérêts des titulaires de droits de propriété intellectuelle diligentant les constats d’achat et ceux des contrefacteurs allégués chez qui les opérations sont conduites.

Ainsi d’une première décision du 18 janvier 2018 qui considère que :

[…] si le principe de loyauté de la preuve commande de s’assurer que l’huissier constatant s’abstient de tout stratagème en vue de recueillir un élément de preuve ou de toute provocation à la preuve, ce principe ne peut être remis en cause du seul fait de la qualité de celui qui assiste l’huissier pour l’accomplissement des actes objet du constat, dès lors que ce dernier agit sous le contrôle du constatant qui s’assure de la loyauté de ses agissements.

TGI Paris, 3ème Ch., 1ère Sect., 18 janvier 2018, RG 16/10983

Et de cette deuxième décision, plus claire encore :

[…] la seule circonstance que la personne assistant l’huissier de justice ait la qualité d’avocat stagiaire du conseil de la demanderesse est sans incidence sur la validité de l’administration de la preuve, au regard des textes susvisés, dès lors qu’hors la preuve d’un stratagème déloyal de nature à influer sur ses opérations, l’huissier de justice a pu constater lui-même tous les faits qu’il relate dans ses procès-verbaux de constats.

Il est rappelé que l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 25 janvier 2017 évoqué par M. Q R X, aux termes duquel la Cour de cassation retient que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme impose que la personne qui assiste l’huissier instrumentaire lors de l’établissement d’un procès-verbal de constat soit indépendante de la partie requérante, a statué dans un cas où la personne assistant l’huissier de justice a pénétré seule dans deux magasins avant d’en ressortir avec des pantalons litigieux, ce qui implique que l’huissier de justice n’a pas assisté à la vente qu’il relate dans son constat.

Or, non seulement aucun stratagème déloyal n’est allégué par M. Q R X, mais à la différence de la précédente affaire soumise à la censure de la Cour de cassation, Mme Y n’a, à aucun moment, effectué des opérations matérielles qui n’ont pu être vérifiées par l’huissier de justice, qui a pu ainsi s’assurer de l’absence de tout stratagème de sa part, de sorte que l’absence d’indépendance de la personne assistant l’huissier, à la supposer établie s’agissant d’une stagiaire et non d’un salarié du cabinet d’avocat ou de la société requérante, est sans incidence sur la loyauté de la preuve obtenue.

TGI Paris, 3ème Ch., 1ère Sect., 5 avril 2018, RG 17/00613

Un tiers acheteur dépendant de la requérante sous le contrôle de l’huissier

L’on voit donc que, même si l’arrêt du 25 janvier 2017 de la Première chambre civile ne rend pas les constats d’achat faciles pour les titulaires de droit, il laisse tout de même un peu d’espace pour respirer. En effet, il ne convient pas d’y voir la création d’un lien de nécessité absolue entre dépendance du tiers acheteur et violation du principe de loyauté dans l’administration de la preuve mais simplement le recalibrage du sens des présomptions qui les encadrent. Ainsi, si cet arrêt laisse la possibilité qu’un constat d’achat en boutique soit valide, abstraction faite de la relation du tiers acheteur avec la requérante au constat, lorsque l’huissier instrumentaire peut matériellement voir l’acte d’achat se dérouler sous ses yeux, aussi a fortiori tel devrait également être le cas pour les constats d’achat sur Internet au cours desquels l’huissier est à quelques centimètres du tiers acheteur et le regarde acquérir un bien sur une boutique en ligne. Gageons que la Cour de cassation apporte plus de précision en ce sens.

 

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