Loi contre la haine en ligne : contribution extérieure d’Aeon à la saisine du Conseil constitutionnel


La loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet a été adoptée en lecture définitive par l’Assemblée nationale le 13 mai 2020 et a fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel par 60 sénateurs. Aeon avait déjà soulevé des questions relatives aux enjeux soulevés par ce texte dans deux éditos de la Maj (ici et ). Après avoir pris connaissance des arguments portés par la saisine des sénateurs, mais aussi des contributions extérieures de Wikimédia, LQDN et TechIn France, il nous a semblé que nous pouvions utilement les compléter. En effet, nous pensons que les dispositions de la loi Avia qui réforment le formalisme de la notification aux hébergeurs, et en particulier l’obligation de tenter de communiquer préalablement avec l’auteur des contenus, portent atteinte à la fois au principe du contradictoire et au droit au recours effectif, ce que nous venons de faire valoir aux membres du Conseil constitutionnel. Nous publions ci-dessous le texte intégral de cette contribution extérieure.


À l’attention de Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel

2, rue de Montpensier

75001 Paris

Paris, le 1er juin 2020,

Observations sur l’atteinte au principe du contradictoire et au droit à un recours effectif portée par la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet (affaire n°2020-801 DC)

Monsieur le Président,

Mesdames, Messieurs les Conseillers,

Aeon est une association loi de 1901 regroupant trois professionnels du droit (avocats et responsable juridique) dont l’objet est notamment la promotion de la réflexion et de la recherche en matières juridique, éthique, philosophique, sociologique et économique, lorsqu’elles sont en lien avec les nouvelles technologies et leur actualité. Elle édite à ce titre le site <aeonlaw.eu>, au travers duquel elle diffuse des articles de doctrine juridique.

C’est dans ce cadre que l’association Aeon s’intéresse aux évolutions législatives en droit du numérique, et qu’elle a en particulier suivi de près l’adoption de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet.

L’association Aeon a pris connaissance de la saisine du Conseil constitutionnel par soixante sénateurs en date du 18 mai 2020, et du contenu des contributions extérieures de l’organisation professionnelle TECH IN France et des associations Wikimédia France, La Quadrature du Net et Franciliens.net.

Elle souhaite tout d’abord exprimer son soutien plein et entier aux arguments développés par l’ensemble de ces acteurs visant à critiquer les atteintes à la liberté d’expression et de communication et au droit à un recours effectif. Le but de cette intervention a pour but de compléter ces observations déjà présentées, en y ajoutant, d’une part, un grief identifié quant au principe du contradictoire, et, d’autre part, des motivations supplémentaires au grief, déjà présenté par les acteurs précités, relatif au droit à un recours effectif.

En effet, en sus des atteintes exposées dans les observations sus-évoquées, l’association Aeon souhaite porter à la connaissance du Conseil celles portées au principe du contradictoire (I.) ainsi qu’au droit au recours effectif (II.) par le paragraphe 11 de l’article 1er et par l’article 2.II de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet.

 

I. Sur l’atteinte au principe du contradictoire constituée par le paragraphe 11 de l’article 1er et par l’article 2.II de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet

Le principe du contradictoire est l’une des composantes du droit à un procès équitable, et constitue en tant que tel un principe fondamental de la justice moderne.

Consacré par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales1La Cour européenne des droits de l’Homme le considère ainsi comme une garantie fondamentale du procès équitable (CEDH 19 déc. 1989, Kamasinski c/ Autriche, n° 9783/82)., il irrigue l’ensemble des procédures civiles, pénales et administratives. En assurant que tous les moyens et arguments exposés au cours d’un litige sont connus de l’ensemble des parties, le principe du contradictoire permet de garantir que toute personne dont la situation est susceptible d’être affectée par une contrainte légale ait eu préalablement l’opportunité de contester les griefs qui lui sont opposés, et donc de conférer à la justice son caractère intersubjectif et sa légitimité dans un système juridique démocratique.

Il s’agit en effet de garantir qu’une décision juridictionnelle, qu’elle soit de nature judiciaire ou administrative, ne sera jamais rendue de manière arbitraire sur la base des seuls éléments fournis par la partie poursuivante, avec pour conséquence une condamnation ou autre forme de contrainte imposée à la partie poursuivie. Un tel cas de figure  engendrerait nécessairement de la défiance. Le contradictoire permet aux justiciables d’avoir confiance dans la motivation de la décision rendue, et donc d’accepter les conséquences de la décision, même si celles-ci sont défavorables, car la procédure qui l’a vue naître est reconnue comme équitable.

Votre juridiction n’a jamais manqué de souligner l’importance de ce principe, en le rattachant plus largement au caractère fondamental des droits de la défense et en refusant au législateur, par exemple, toute possibilité de supprimer le sursis à exécution contre les décisions du Conseil de la concurrence2Cons. const. 23 janv. 1987, n° 86-224 DC. Voir plus largement l’ensemble des décisions suivantes, qui illustrent toutes la mise en œuvre de ce principe par le Conseil constitutionnel : Cons. const. 2 déc. 1976, n° 76-70 DC ; Cons. const. 19-20 janv. 1981, n° 81-127 ; Cons. const. 13 n°v. 1985, n° 85-142 ; Cons. const. 3 sept. 1986, n°s 86-213 , 214 et 215 DC ; Cons. const. 28 juill. 1989, n° 89-260 DC ; Cons. const. 29 déc. 1989, n° 89-268 DC ; Cons. const. 13 août 1993, n° 93-325 DC ; Cons. const. 11 août 1993, n° 93-326 DC ; Cons. const. 20 janv. 1994, n° 93-334 DC ; Cons. const. 22 avr. 1997, n° 97-389 DC ; Cons. const. 27 n°v. 2001, n° 2001-451 DC..

S’il guide la procédure juridictionnelle, le principe du contradictoire ne se limite pas aux prétoires. Par son arrêt Dame veuve Trompier-Gravier, le Conseil d’État l’a érigé en principe général du droit, en exigeant son respect lors de la prise d’une décision administrative individuelle3CE, Sect., 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, n° 69751, Lebon.. De manière encore plus générale, pour la Cour de justice de l’Union européenne, il doit s’appliquer « à toute procédure susceptible d’aboutir à une décision d’une institution communautaire affectant de manière sensible les intérêts d’une personne » (CJCE 10 juill. 2001, Ismeri Europa Srl, aff. C-315/99 ; CJCE 23 oct. 1974, Transocean Marine Paint c/ Commission, aff. 17/74, Rec. 1063).

Les juridictions françaises ont ainsi imposé le respect du contradictoire dans le cadre des procédures décisionnelles de nombreuses administrations telles que la Commission centrale d’aide sociale4CE, 29/07/1994, Département de l’Indre, concl. J.-C. Bonichot, RFDA, 1995, p. 162 ; chron. L. Touvert et J.-H. Stahl, AJDA, 1994, p. 691., le Conseil supérieur de l’éducation5CE, 10/01/2000, Massard, n°190041., le CNESER6CE, 19/01/2000, Mlle Pawlowski, n°187353 ; CE, 7/06/2000, Zurmely, n°206362., la COB7Cass., Ass. plén., 5/02/1999, COB c/ Oury, Gaz. Pal., 24-25/02/1999, concl. M.-A. Lafortune, JCP, 1999, II, 10060, note H. Matsopoulou., l’Autorité de la concurrence8Cass. com., 5/10/1999, Campenon Bernard SGE, JCP., G, 2000, II, 10255, note E. Cadou., l’Autorité des marchés financiers9CE, 3/12/1999, Didier, RFDA, 2000, p. 584, concl. A. Seban, JCP, G, 2000, II, 10267, note F. Sudre, AJDA, 2000, p. 172, chron. M.Guyomar et P.Collin, p. 120., la Cour de discipline budgétaire et financière10CE, 30/10/1998, Lorenzi, AJDA, 1998, p. 1047, RDP, 1999, p. 633, note G. Eckert. ou encore les instances disciplinaires ordinales11CE, 30/12/1996, L’Hermitte, RTDH, 1998, p. 365, obs. J. Andriantsimbazovina ; Cass. 1° civ, 31/03/1998, L. et a. c/ Proc. Gén. prés CA Rennes et 28/04/1998, G. c/ C. et a, JCP, G, 1999, II, 10102, note J. Pralus-Dupuy ; Cass. 1° civ, 5/10/1999, C. c/ Proc. Gén. prés CA Basse-Terre et D. c/ Proc. Gén. prés CA Douai, JCP, G, 1999, II, 10203, concl. M. Jerry Saint-Rose..

Au-delà des juridictions et des administrations, le champ d’application du principe du contradictoire s’étend même jusqu’aux acteurs privés, lorsque ces derniers prennent des décisions susceptibles d’affecter de manière significative la situation des personnes concernées. Ainsi les règles du procès équitable ont-elles été imposées à des procédures extra-judiciaires telles que les procédures de révocation en droit des sociétés12Com., 3 janvier 1996, Bull. 1996, IV, n° 7, pourvoi n° 94-10.765 ; Com., 26 novembre 1996, Bull. 1996, IV, n° 294, pourvoi n° 94-15.661 ; Com., 18 février 2004, pourvoi n° 00-17.659 ; Com., 12 mai 2004, pourvoi n° 00-19.415 ; Com., 4 novembre 2008, pourvoi n° 07-19.303. ou les procédures d’instruction des demandes de prise en charge des accidents du travail et maladies professionnelles13Soc., 19 décembre 2002, Bull. 2002, V, n° 403, 7 arrêts : pourvois n° 01-20.384, 00-19.052, 00-21.112, 01-20.383, 01-20.828, 01-20.913 et 01-20.97..

De même le respect de ce principe fait partie du socle minimal de règles processuelles légalement imposé aux instances arbitrales14Voir art. 1460 du Code de procédure civile, lu conjointement avec ses articles 14 à 17.. Enfin, le Règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne (dit « Platform 2 Business ») impose aux éditeurs de services d’intermédiation entre professionnels et particuliers, lorsqu’ils envisagent de suspendre, restreindre ou résilier la fourniture d’un service d’intermédiation en ligne, de (i) transmettre à l’entreprise utilisatrice visée l’exposé des motifs justifiant la décision envisagée par l’éditeur préalablement à ce que celle-ci soit mise en oeuvre mais également et surtout, en préservation de la contradiction, (ii) de laisser à cette entreprise la faculté de clarifier, auprès de l’éditeur, les faits et les circonstances dans le cadre du processus interne de traitement des plaintes prévu par le règlement précité15Voir art. 4.1 à 4.3 et 1 du Règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019..

D’une manière générale, certains principes directeurs du procès doivent ainsi être respectés en dehors de la matière judiciaire, dès lors qu’est en jeu une décision susceptible de produire des effets juridiques16Cette extension a notamment été à l’initiative de la CEDH, voir entre autres CEDH, Cour (Chambre), 26 oct. 1984, n° 9186/80..

En l’espèce, le paragraphe 11 de l’article 1er et l’article 2.II de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel concernent, au premier chef, les modalités de signalement et de retrait, par les acteurs privés qui les hébergent (les « hébergeurs »), de contenus publiés sur des services de communication au public en ligne, c’est-à-dire sur le web.

Il ne fait pas de doute que le retrait d’un contenu en ligne est une décision impliquant d’importants effets pour les personnes concernées, à savoir aussi bien l’auteur de ce contenu que les internautes susceptibles d’y accéder, et plus généralement les tiers susceptibles d’être visés ou touchés par ce contenu.

Si le contenu est licite, son retrait est une atteinte à la liberté d’expression et de communication de son auteur, et, dans certaines circonstances, au droit à l’information du public. Si à l’inverse le contenu est illicite, son maintien est à l’origine d’une infraction susceptible de porter préjudice aux personnes visées. Dans tous les cas, le maintien comme le retrait du contenu relèvent de la liberté d’expression et de la liberté d’entreprendre de l’hébergeur. Cette ambivalence est amplement décrite dans les saisines et contributions extérieures déjà soumises au Conseil dans le cadre de l’examen de cette loi.

Le Conseil constitutionnel est, du reste, bien conscient de la sensibilité de ce débat et des conséquences juridiques qu’il est susceptible d’avoir, comme en témoignent ses décisions passées.

Dans sa décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, le Conseil constitutionnel n’a reconnu la conformité à la Constitution de l’article L. 336-2 du Code de la propriété intellectuelle, qui permet aux ayants droit d’obtenir le blocage de contenus diffusés sur Internet et portant atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin, que dans la mesure où cet article prévoyait justement un débat judiciaire, et donc « une procédure contradictoire ». Mesurant bien la portée des risques d’atteinte à la liberté d’expression en cas de blocage injustifié du contenu, le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs insisté sur le fait que ce débat contradictoire devrait porter sur le caractère « strictement nécessaire » des mesures de blocage.

En l’espèce, la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet vient amender plusieurs dispositions de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (« LCEN ») transposant la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« Directive eCommerce »).

Or, là où la Directive eCommerce et la LCEN avaient prévu des garanties solides pour le respect du principe du contradictoire dans la procédure de retrait de contenus illicites en ligne par les hébergeurs, la loi nouvelle, telle que soumise à l’examen du Conseil, viendrait annuler ces garanties, portant ainsi atteinte au principe constitutionnel de respect des droits de la défense et du procès équitable.

En effet, la Directive eCommerce prévoit la possibilité d’une intervention d’un juge (et donc, a priori, d’une procédure contradictoire) tout en ne fermant pas la porte à l’établissement d’autres types de procédures contradictoires17Considérant 45 : Les limitations de responsabilité des prestataires de services intermédiaires prévues dans la présente directive sont sans préjudice de la possibilité d’actions en cessation de différents types. Ces actions en cessation peuvent notamment revêtir la forme de décisions de tribunaux ou d’autorités administratives exigeant qu’il soit mis un terme à toute violation ou que l’on prévienne toute violation, y compris en retirant les informations illicites ou en rendant l’accès à ces dernières impossible.

Considérant 46 : […] Il y a lieu de procéder à leur retrait ou de rendre leur accès impossible dans le respect du principe de la liberté d’expression et des procédures établies à cet effet au niveau national. La présente directive n’affecte pas la possibilité qu’ont les États membres de définir des exigences spécifiques auxquelles il doit être satisfait promptement avant de retirer des informations ou d’en rendre l’accès impossible.

Article 14 §3 : Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation et n’affecte pas non plus la possibilité, pour Article 14 §3 : Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation et n’affecte pas non plus la possibilité, pour les États membres, d’instaurer des procédures régissant le retrait de ces informations ou les actions pour en rendre l’accès impossible.
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C’est ainsi que certains auteurs notent l’exemple de la Finlande, dont la transposition de la Directive eCommerce prévoit une double place pour la contradiction. La procédure finlandaise pose comme principe le retrait de contenus sur décision contradictoire rendue par un juge. Cette décision peut faire l’objet d’un recours dans les 14 jours qui la suivent. Par ailleurs, pour certains contenus enfreignant des droits de propriété littéraire et artistique ou certaines dispositions pénales, le retrait peut être requis par simple notification de la personne lésée. Cependant, même lors de cette procédure sur notification, le principe du contradictoire est également protégé par la transposition finlandaise, qui requiert que, le cas échéant, l’hébergeur et/ou l’auteur du contenu ai(en)t pu faire valoir sa (leur) position. La procédure finlandaise impose ainsi à l’hébergeur de notifier l’auteur du contenu de la demande de retrait, et l’auteur disposera d’un délai de 14 jours pour contester la demande devant une juridiction non contentieuse. La procédure finlandaise permet donc à chaque étape de confronter les deux véritables parties au litige : le demandeur et la personne ayant mis en ligne le contenu, l’hébergeur ou la plateforme n’étant qu’un intermédiaire technique neutre. Ainsi, il est logique de faire discuter du retrait de contenu la partie estimant que ce retrait est justifié et la partie ayant décidé originellement de mettre ce contenu en ligne18Sur ce sujet, voir HARDOUIN Ronan, Thèse « La Responsabilité Limitée des Prestataires Techniques dans la Loi pour la Confiance dans l’Économie Numérique », soutenue le 13 décembre 2011..

La LCEN, qui transpose la Directive eCommerce en droit français, respecte elle aussi le principe du contradictoire en imposant que les notifications de contenus illicites à l’hébergeur, lorsqu’elles sont émises en l’absence de décision de justice, n’entraînent une présomption de connaissance des faits litigieux dans le chef de l’hébergeur que si et pour autant qu’elles contiennent « la copie de la correspondance adressée à l’auteur ou à l’éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, leur retrait ou leur modification, ou la justification de ce que l’auteur ou l’éditeur n’a pu être contacté »19LCEN article 6.I.5..

Ce faisant, la LCEN impose aux demandeurs à un retrait de contenus qu’ils justifient avoir a minima tenté de contacter l’auteur de ces contenus, et donc d’avoir tenté de régler le différend directement auprès de l’auteur des contenus.

L’inspiration est claire : une procédure judiciaire sera réputée contradictoire si la partie adverse a été régulièrement appelée mais n’a pas comparu20Par exemple en matière civile, voir articles 14 et s.ainsi que 471 et s.du Code de procédure civile.. Il en va de même dans la procédure de notification LCEN : le demandeur doit avoir contacté l’auteur des faits et n’avoir pas eu gain de cause, ou, le cas échéant, démontrer être dans l’impossibilité de le faire. En pratique, sur les réseaux sociaux, les auteurs des faits peuvent être aisément contactés à moins d’avoir activé des options de blocage des messages directs : la tentative ou l’impossibilité de prise de contact est donc aisée à démontrer.

Elle permet par ailleurs de garantir le respect du principe fondamental du contradictoire dans une matière donnant lieu à une décision, fût-ce-t-elle rendue par un acteur privé, produisant des effets de nature juridique : le retrait ou le maintien d’un contenu en ligne. La tentative de contact permet en effet aux deux parties réellement en cause (l’auteur des contenus et la personne qui s’estime lésée par ces derniers) d’en débattre, et potentiellement d’aboutir à un accord amiable entre ces deux parties, et ce sans faire intervenir le tiers au différend qu’est l’hébergeur.

Cette tentative de contact préalable permet ainsi de se conformer au principe constitutionnel du contradictoire tout en préservant les droits de la personne qui s’estime lésée. En effet, le texte ne mentionne qu’un courrier envoyé à l’auteur du contenu litigieux, et non une obligation d’échec des discussions entre les parties : la demande de retrait peut donc être notifiée à l’hébergeur peu après celle envoyée à l’auteur des faits.

Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs déjà eu l’occasion de souligner l’importance d’inclure des garanties solides en matière de contradictoire dans le texte de la loi, lors de son avis rendu sur la version initiale de cette dernière, en invitant le législateur à prévoir l’obligation, pour les hébergeurs, de mettre en place des mécanismes de recours internes – obligation depuis lors insérée dans la loi21Avis du Conseil d’Etat n°397368 du jeudi 16 mai 2019 visant à lutter contre la haine sur Internet, §27.

On ne peut donc que s’étonner des dispositions précitées de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, qui tendraient, si elles étaient promulguées en l’état, à annuler l’ensemble de ces garanties du contradictoire. 

En effet, le II de l’article 2 de la loi ajoute au dernier alinéa de l’article 6.I-5 de la LCEN, c’est-à-dire l’alinéa prévoyant l’obligation de tentative de résolution du litige directement auprès de l’auteur du contenu, la précision que « cette condition n’est pas exigée pour la notification des infractions mentionnées au troisième alinéa du 7 du présent I ainsi qu’à l’article 24 bis et aux troisième et quatrième alinéas de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ».

De même, le paragraphe 11 de l’article 1er de la loi précise que « le délai prévu aux premier et deuxième alinéas du présent I court à compter de la réception par l’opérateur d’une notification comprenant les éléments mentionnés aux deuxième à avant-dernier alinéas du 5 du I de l’article 6 de la [LCEN] ». Ce paragraphe prévoit ainsi que l’hébergeur est tenu de procéder lui-même à l’examen du contenu litigieux et de le retirer, le cas échéant, sous un délai de 24h dès lors qu’il a reçu une notification d’un quelconque tiers, sans obligation pour l’auteur de cette notification de démontrer avoir préalablement tenté de régler le litige auprès de l’auteur du contenu, ou même d’avoir tenté de contacter cet auteur.

Par ces deux dispositions, la loi soumise à l’examen du Conseil tend ainsi à dispenser du respect du principe du contradictoire les procédures de retrait des contenus dits « haineux », et ce sans apporter de garanties appropriées ni de justifications quant à la proportionnalité de ce dispositif.

Ce faisant, les dispositions susvisées de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet portent donc une atteinte au principe constitutionnel du contradictoire – atteinte injustifiée car disproportionnée – et devront donc être déclarées contraires à la Constitution.

La seule justification avancée au cours des débats parlementaires sur la loi est en effet que cette atteinte au principe du contradictoire ne serait justifiée que par un souci de « simplifier le signalement ».

Or, le risque d’atteinte à des principes fondateurs du droit, et notamment au principe du contradictoire, avait déjà été soulevé en séance par Madame la députée Frédérique Dumas, qui avait ainsi affirmée être « surprise par les arguments avancés : « On veut aller vite, il faut supprimer tout formalisme. » Mais il ne s’agit pas de formalisme, mais de traiter des données très importantes représentant des valeurs fondamentales. Et ce n’est pas parce qu’on passe dans le monde du numérique qu’il faut faire tout et n’importe quoi en la matière. […] On est vraiment en train de passer à côté de ce qui fonde notre droit depuis deux cents ans. Pourquoi ne pas changer les choses, certes, mais il ne suffit pas de dire : « Il faut aller vite. » Ne confondons pas vitesse et précipitation, je le dis avec d’autres collègues depuis des mois sur la plupart des sujets que traite notre assemblée »22Intervention de Mme Frédérique Dumas lors des débats publics en première lecture à l’Assemblée nationale, 4 juillet 2019, http://www.assemblee-nationale.fr/15/cri/2018-2019-extra/20191006.asp#P1797383 .

Ces dispositions portent donc atteinte à un principe constitutionnel, et ce sous la seule justification de rendre des notifications de contenus potentiellement illicites plus faciles pour le demandeur. L’atteinte au principe constitutionnelle est donc manifestement disproportionnée.

 

II. Sur l’atteinte au droit à un recours effectif constituée par le paragraphe 11 de l’article 1er et par l’article 2.II de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet

Les dispositions contestées portent non seulement atteint au principe du contradictoire, mais également au droit à un recours effectif de l’auteur du contenu visé par une demande de retrait.

Le droit à un recours effectif est la pierre angulaire de l’effectivité du droit et de l’accès des justiciables à la justice en ce qu’il a vocation à garantir que toute personne s’estimant lésée dans ses droits puisse accéder à un juge afin de les faire valoir.

Explicitement consacré comme droit fondamental en droit européen au titre de l’article 13 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ainsi qu’en droit unioniste au titre de l’article 47 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, le Conseil constitutionnel a régulièrement l’occasion de rappeler qu’il trouve également fondement dans la Constitution23Voir not. Décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996, Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française (cons. 83) et Décision n° 2014-403 QPC du 13 juin 2014, M. Laurent (cons. 3)..

C’est précisément ce droit à un recours effectif que met en œuvre l’obligation, pesant sur la personne sollicitant le retrait d’un contenu auprès d’un hébergeur, de contacter (ou de tenter de le faire) l’auteur du contenu litigieux préalablement à la notification de l’hébergeur. Elle a en effet pour double objectif (i) d’informer l’auteur du contenu litigieux de l’existence d’un litige, de l’identité de l’entité s’estimant lésée dans ses droits et des griefs qui lui sont opposés et (ii) de mettre l’auteur du contenu litigieux en capacité de pouvoir, à tout moment et y compris avant que l’hébergeur n’ait statué sur la demande du notifiant, saisir les autorités judiciaires afin de faire valoir ses droits à l’encontre du notifiant ou de l’hébergeur lui-même pour apporter des éléments de faits et de droit contestant la demande du notifiant.

C’est d’ailleurs, exactement dans la recherche de ce juste équilibre que le législateur français avait fait de la preuve d’une communication préalable entre le notifiant et l’auteur du contenu litigieux (ou de son impossibilité) une mention obligatoire des notifications adressées aux hébergeurs:

« J’ajoute que, comme le plaignant ou le notifiant sera obligé de saisir avant l’éditeur du site, ce dernier sera mis au courant du fait qu’on reproche à ce site de contenir des informations illicites et pourra se concerter avec l’hébergeur pour défendre ses droit face à la plainte dont il est l’objet.

Nous disposerions ainsi d’un système équilibré dans lequel l’hébergeur et le requérant, en respectant chacun une certaine procédure, seraient pleinement informés. Il limiterait les contestations abusives auprès du prestataire et donnerait à celui-ci les éléments pour prendre clairement ses responsabilité. 24 Intervention de Monsieur Martin Lalande au soutien de l’amendement n°5 présenté en 1ère lecture de la LCEN au cours de la 2e séance du mercredi 26 février 2003, http://www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2002-2003/20030150.asp#TopOfPage.»

Le législateur européen n’est pas en reste puisque c’est également la préservation du droit au recours effectif qui sous-tend l’obligation issue du Règlement Platform 2 Business tendant à ce que les plateformes informent leurs entreprises utilisatrices préalablement à la mise en oeuvre d’une décision de suspension, de résiliation ou de restriction d’un service d’intermédiation :

« Ces décisions pouvant cependant avoir des incidences notables sur les intérêts de l’entreprise utilisatrice concernée, il convient de transmettre à celle-ci, avant la restriction ou la suspension ou au moment où celle-ci prend effet, et sur un support durable, une motivation de cette décision.

[…]

L’exposé des motifs de la décision de restreindre, de suspendre ou de résilier la fourniture de services d’intermédiation en ligne devrait permettre aux entreprises utilisatrices de déterminer si la décision peut être contestée, ce qui améliorerait les possibilités, pour les entreprises utilisatrices, d’exercer un droit de recours effectif le cas échéant. L’exposé des motifs devrait indiquer les raisons de la décision, sur le fondement des motifs prévus au préalable par le fournisseur dans ses conditions générales, et se référer de manière proportionnée aux circonstances spécifiques, y compris aux signalements émanant de tiers, ayant conduit à cette décision.25 Règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 (considérant 22). »

Certes, la rédaction actuelle de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet prévoit, aux paragraphes 8 à 11 de son article 4, certaines garanties permettant de préserver le droit à un recours effectif de l’auteur d’un contenu litigieux par l’intermédiaire d’une obligation, pour les hébergeurs, de mettre en place un dispositif de recours interne permettant aux auteurs de contenus retirés à la suite d’un signalement de contester la décision de retrait dont ils ont fait l’objet auprès des hébergeurs.

Ce droit au recours effectif est également partiellement préservé par le simple fait que l’auteur d’un contenu retiré dispose, en tout état de cause, de la faculté d’attraire un hébergeur ayant retiré ledit contenu devant les juridictions compétentes afin d’être rétabli dans ses droits.

Cependant, ces garanties ne sont pas suffisantes. En effet, il n’existe à ce jour dans la loi aucun dispositif permettant à l’auteur d’un contenu signalé de connaître l’identité des individus ayant effectué un signalement auprès d’un hébergeur de sorte que celui qui voit son contenu retiré et qui s’estimerait lésé dans ses droits de ce fait se trouve dans l’incapacité d’agir contre le ou les notifiants pertinents.

Afin de préserver le droit à un recours effectif des auteurs de contenus signalés, il est donc d’une importance capitale de rétablir l’exigence de correspondance entre l’auteur d’un signalement et l’auteur d’un contenu litigieux (ou de preuve de son impossibilité) préalablement à la notification de ce contenu auprès des hébergeurs qu’écartent les dispositions prévues au paragraphe 11 de l’article 1er et  l’article 2.II de la loi.

L’atteinte que constituent ces dispositions est en effet entièrement disproportionnée dans la mesure où, ainsi qu’il a été évoqué plus haut, l’exigence de correspondance préalable ne requiert pas de l’auteur d’un signalement qu’il fasse état, auprès d’un hébergeur, de l’échec d’une tentative de résolution amiable du litige mais simplement du fait qu’il ait fait porter à la connaissance de l’auteur d’un contenu litigieux son identité et les motifs pour lesquels il estime que ce contenu est illicite. Il est donc loisible et très peu coûteux, pour celui qui envisage d’effectuer un signalement, de transmettre une correspondance à l’auteur du contenu litigieux (ou de constater que cette personne ne peut être contactée) puis de notifier immédiatement après ce même contenu à l’hébergeur pertinent.

Outre le caractère disproportionné de l’atteinte constituée par les dispositions du paragraphe 11 de l’article 1er et de l’article 2.II de la loi, il y a lieu de mentionner, à la marge, certaines considérations d’opportunité. En effet, dans la mesure où il n’existe, dans la rédaction actuelle de la loi, aucun mécanisme permettant à l’auteur d’un contenu ayant fait l’objet d’un signalement de connaître l’identité de ou des personnes ayant effectué ce signalement auprès de l’hébergeur, ces derniers opèrent dans une certaine forme d’anonymat. Cet anonymat partiel (seul l’hébergeur ayant reçu un signalement connaîtra l’identité de son auteur) est de nature à déresponsabiliser les auteurs de signalement, ce qui porte à son tour le risque que le mécanisme de notification soit plus fréquemment utilisé de manière abusive.

Le paragraphe 18 de l’article 1er de la loi érige certes les signalements abusifs en délit mais, faute pour l’auteur d’un contenu ayant fait l’objet d’un signalement de connaître l’identité de l’auteur de ce signalement, seuls les hébergeurs seront en capacité d’engager des poursuites contre l’auteur d’un signalement abusif ou de le porter à la connaissance du Ministère Public via le dépôt d’une plainte pénale. Cependant, les hébergeurs ayant vocation à recevoir et traiter un nombre de signalements très important, et du fait de l’absence de véritable enjeu pour les hébergeurs à retirer un contenu signalé, il est vraisemblable que les auteurs de signalements abusifs pourront bénéficier, dans les faits, d’une certaine impunité. Le système tel que proposé par la rédaction actuelle de la loi favorise donc, de manière excessive, “la loi des auteurs de signalements” tout en facilitant son usage à des fins détournées.

Rétablir l’exigence de correspondance préalable (ou de constat de son impossibilité) dans le cadre des notifications de contenu illicite aux hébergeurs serait donc de nature à responsabiliser les auteurs de ces notifications et permettrait de rétablir un juste équilibre entre la nécessité de lutter contre les contenus haineux sur internet et la préservation de la liberté d’expression ainsi que du droit à l’information du public.

⦁    ⦁

En plus d’abonder dans le sens des observations déjà soumises au Conseil constitutionnel par les saisines et contributions extérieures mentionnées plus haut, l’association Aeon souhaite ainsi souligner la contrariété à la Constitution du paragraphe 11 de l’article 1er et de l’article 2.II de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, en ce que ces dispositions projetées portent atteinte de manière disproportionnée et injustifiée tant au principe constitutionnel du contradictoire qu’au droit à un recours effectif des auteurs de contenus litigieux.

Nous vous remercions pour l’attention et le temps que vous consacrerez à ces observations, et vous prions de croire, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, l’assurance de notre plus haute et respectueuse considération.

Association Aeon

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