Tribune | Élections européennes : pourquoi le numérique de demain a besoin de l’UE


Dans un monde polarisé entre les Etats-Unis et la Chine, face à des enjeux et des technologies dont la nature et l’envergure imposent des investissements et une réflexion à grande échelle, les pays européens ne peuvent faire l’économie d’une stratégie commune. Il convient de le rappeler à l’approche du scrutin de ce weekend.

Le 25 mai, premier jour des élections européennes pour les citoyens français, sonnera comme un joyeux anniversaire : celui du Règlement Général sur la Protection des Données, le fameux RGPD, entré en application l’année dernière. Texte majeur pour la protection des droits et libertés des citoyens et consommateurs, le RGPD donne aujourd’hui à voir ce que l’Union européenne peut ambitionner et réaliser de plus noble.

Parce qu’être juriste ne dispense pas, et même oblige à se pencher sur les tenants et les aboutissants de ce qui fait force de droit, voici plus d’un an et demi que nous suivons de près, chaque semaine, les évolutions économiques, politiques et juridiques du monde des nouvelles technologies. Entre grandes annonces et signaux faibles, fractures et lignes de force, un thème est apparu récurrent : celui de la géopolitique du numérique, et de la place qu’y tient l’Union européenne, et de celle qu’elle peut et devrait prétendre à y tenir.

On ne peut que constater en effet, à l’heure de la bataille commerciale entre la Chine et les États-Unis, l’émergence d’une nouvelle forme de guerre froide, portée principalement sur le numérique. Le bloc soviétique a disparu, les États-Unis ont créé les géants qui dominent Internet, tandis que la Chine a découvert l’économie de marché ; les clivages d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier. Cependant clivages il y a, et le rôle et l’importance que nous donnons à l’Union européenne dépend comme au premier jour de sa place dans le monde qui l’entoure.

Pour que la construction du monde numérique de demain ne se fasse pas sans nous, le phénomène européen doit donc être un positionnement. Positionnement économique, pour soutenir les exigences d’une compétition de très loin dominée par les acteurs américains, asiatiques et l’argent du Moyen-Orient. Positionnement politique, car nous n’entendons pas renoncer, dans cette même compétition, aux objectifs de respect des droits humains, de solidarité, de liberté d’expression et d’information, ou encore de long terme écologique. Positionnement culturel, par la promotion de la diversité des créations, et la promesse d’un brassage des formes et des idées de la pointe de Brest jusqu’aux rives de la Mer Noire.

L’enjeu de ce texte n’est pas de désigner ou d’encourager une quelconque formation politique à l’heure du scrutin. Il s’agit plutôt de proposer une certaine vue de l’état actuel du “phénomène européen”, pour autant qu’il touche aux aspects numériques du monde qui nous entoure, de remémorer ses réalisations passées et présentes, et d’invoquer celles que nous sommes en droit d’espérer. On se rappellera ainsi pourquoi nous avons, aujourd’hui plus que jamais, besoin d’Europe.

Puisqu’on vous le dit !

Qu’est-ce que l’Union européenne, et qu’a-t-elle réalisé jusqu’à présent ?

Face aux défis et aux menaces posés par les mauvais usages du numérique, l’Union européenne a pris le parti (et le risque, dans une course où priment le plus efficace et le plus rentable) d’inscrire la protection des droits fondamentaux au coeur de ses politiques même les plus économiques. Ce faisant, elle vise à devenir cette “troisième voie” au beau milieu de la concurrence sino-américaine, voire à imposer ses valeurs dans le jeu mondial.

Ainsi le marché unique numérique (Digital Single Market) ne se sera-t-il pas construit sans le RGPD, texte d’ambition résolument mondiale et extraterritoriale (où l’on vient chatouiller le droit US dans ses habitudes), déjà devenu un standard pour de nombreux autres législateurs jusqu’en Californie. Ainsi également de la liberté d’expression, protégée dès les premières heures de l’Internet collaboratif par la directive dite “e-Commerce” de 2000, à travers une simple mais efficace mise en balance des obligations des intermédiaires techniques – aujourd’hui menacée de déconstruction, pour le meilleur ou pour le pire -, ou encore de la consécration du principe d’open data et de libre réutilisation des informations publiques par la directive PSI – bientôt renommée directive Open data.

L’Union européenne protège aussi ses citoyens, on l’oublie trop souvent, contre les dérives sécuritaires même de leurs propres gouvernements (y compris en France) ; ainsi de la Cour de Justice de l’Union, qui interdit régulièrement les mécanismes de surveillance fondés sur une conservation généralisée des données de connexion des citoyens, pratiques comparables à celles dénoncées, aux Etats-Unis, par les fameuses révélations Snowden.

Ainsi enfin des droits des consommateurs, protégés directement par un droit de la consommation exigeant, et indirectement par un droit de la concurrence qui n’a pas hésité récemment à durcir le ton contre les géants américains. L’Union Européenne se fait fort, de même, de préserver la neutralité du net, principe fondamental pourtant remis en cause outre-Atlantique.

Au-delà des objectifs, l’Union européenne se distingue encore, et sans être dupe de certaines formes d’influence opaques (qui ne lui sont pas propres cependant), par les efforts démocratiques dans l’élaboration de sa loi. Le Parlement Européen, dont il est directement question aujourd’hui, en est l’emblème : quoique largement détricoté depuis, c’est bien dans l’hémicycle de Strasbourg que le rapport Reda sur la directive droit d’auteur, rédigé par une élue du Parti Pirate, avait pu faire entendre une voix dissidente. En témoignent également les nombreuses consultations publiques, tout particulièrement dans le domaine du numérique, méthodes européennes qui ont inspiré depuis le gouvernement français.

Ces valeurs, l’UE se fait fort de se les appliquer à elle-même, y compris dans des cas où cela pourrait sembler aller à l’encontre de ses propres intérêts. On pense ainsi au rejet de la fusion Alstom-Siemens, qui devait conduire à la création d’un géant ferroviaire capable de jouer avec les plus grands sur la scène mondiale, mais qui était contraire aux règles de prévention des concentrations, ou encore aux engagements de transparence sur le lobbying du Parlement européen.

L’Europe, c’est avant tout un travail d’équipe.

Que peut-elle faire encore demain ?

Les enjeux de demain sont à la hauteur de ceux d’hier et d’aujourd’hui et, pour continuer à porter haut et loin ces valeurs, pour n’être vassal ni de la Chine ni des Etats-Unis, une masse critique est évidemment nécessaire, du point de vue politique comme de celui du marché ; il est d’autant plus nécessaire de le rappeler quand certains Etats membres semblent prêts à y renoncer.

Déjà, des problématiques émergent qui requièrent une intervention concertée. Face à une recrudescence des cyberattaques et de l’espionnage industriel, une politique commune de cyberdéfense et une coordination continue de nos efforts – tout l’opposé d’un repli national – semblent être la seule solution pour confronter les menaces. L’enjeu majeur qui se profile aujourd’hui est le développement du nouveau réseau de télécommunications mobiles 5G, et des prestataires auxquels il est possible de confier son développement : si deux pays voisins font des choix opposés à ce sujet, comment assurer la cohérence de la cyberdéfense régionale ? L’affaire Huawei n’en est qu’à ses balbutiements, et la réponse à ces sujets doit être européenne.

La sécurité est également un enjeu sur Internet face à la propagation de contenus haineux, à caractère terroriste ou de désinformation. Un consensus semble en effet émerger parmi l’ensemble des États membres sur ce que l’état actuel de la réglementation ne suffit pas, et là où l’Allemagne et la France semblent vouloir faire cavaliers seuls, une approche européenne nous paraît le seul moyen d’aboutir à un compromis du même niveau que celui de la première directive e-Commerce, qui ait par ailleurs la même force et la même envergure que le RGPD.

Plus largement, c’est la manière dont nous concevons notre relation aux grandes plateformes qui est en jeu, et le développement d’une réglementation à plusieurs niveaux : aux textes normatifs européens commencent à s’ajouter des normes de droit souple comme le code de conduite contre la désinformation, qui n’ont de sens que mises en œuvre à une échelle aussi large que celle de notre vieux continent.

Il y aura ainsi fort à faire sur la régulation du numérique, entre la mise en œuvre des textes récents et l’élaboration des prochains. La Cour de justice est déjà saisie d’enjeux fondamentaux, comme la portée territoriale des droits sur les données personnelles ou la cybersurveillance ; il ne fait pas de doute aussi que le RGPD ou la très critiquée directive droit d’auteur feront l’objet de précisions jurisprudentielles à venir – des plaintes contre les GAFAM ont déjà été déposées. Le législateur unioniste non plus ne sera pas désoeuvré, avec notamment la finalisation de la directive sur la vie privée dans le secteur des communications électroniques (ePrivacy), du règlement sur les relations entre plateformes et professionnels ou encore sur la transparence pour les activités commerciales en ligne. Surtout, on ne peut qu’espérer que l’UE finira par s’accorder sur la fiscalité du numérique, dont l’effectivité dépend en large partie de l’harmonisation des règles.

Au bout du compte, souhaite-t-on vraiment traiter à l’échelle nationale de sujets dont la portée dépasse largement nos frontières, de par leur immatérialité et leur caractère intrinsèquement global ? La crise écologique et environnementale, dont le numérique est à la fois une cause et un vecteur de solutions, ne peut être réglée que par une politique commune. L’intelligence artificielle se développera en dehors de nos seules frontières, et seule une approche concertée aboutira à une réglementation respectueuse de nos valeurs et permettant l’aboutissement des promesses de cette technologie. Il en va de même pour la domotique, l’Internet des objets et l’accroissement de la recherche spatiale, autant de sujets de demain dont le traitement commence dès aujourd’hui.

Au vu des réalisations passées de l’UE et de ces enjeux d’aujourd’hui et de demain, force est de constater que les réponses se pensent et se réalisent à une échelle qui dépasse celle des simples Etats individuels, et appellent toujours plus de coordination, de stratégie et de lieux de réflexion communs.

C’est pourquoi il faut non seulement voter, devoir citoyen, mais voter pour une vision de l’Union Européenne, quel qu’en soit le détail pour chacun – car s’il y a toujours à mieux faire dans l’Europe que nous voulons, nous avons tous besoin d’elle plus que jamais. Pour que l’avenir du numérique ne se fasse pas sans nous, #ouijevote !

Prochaine étape : l’Union Planétaire, rassemblée contre les aliens !

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