La vente en ligne de produits contrefaits est toujours d’une grande frustration pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle. Tel est à la fois l’effet de la mondialisation et de la territorialité des droits de propriété intellectuelle. Mondialisation tout d’abord en ce que les produits contrefaits proviennent très fréquemment de l’étranger et la mise en oeuvre d’une procédure judiciaire à l’encontre des contrefacteurs qui s’y trouvent est parfois une tâche herculéenne. Mondialisation, donc, mais également territorialité car les droits de propriété intellectuelle ne sont consacrés que pour un espace juridique donné, de sorte que la gestion d’un cas de contrefaçon internationale implique de se frotter à une multitude de lois applicables et de juridictions. Or, osons le truisme, Internet n’a pas de frontière et la contrefaçon qui s’y trouve non plus. C’est pourquoi les titulaires de droits de propriété intellectuelle se tournent régulièrement du côté des intermédiaires techniques, en guise de lot de consolation, pour obtenir le retrait, blocage ou déréférencement des sites Internet utilisés pour distribuer des produits ou du contenu contrefaisants, à défaut de dommages et intérêts. Mais là encore, si les intermédiaires techniques comparaissent en justice quand ils sont assignés ou exécutent les décisions de justice rendues à leur encontre, la territorialité limite souvent la mise en oeuvre de l’injonction de retrait, blocage ou déréférencement au pays dont la décision provient : je suis victime de faits de contrefaçon en ligne, je saisis un juge français, j’ai une mesure pour le territoire français.
Face au constat malheureux des titulaires de droits qu’ils doivent généralement s’asseoir sur les sommes perdues au titre de la contrefaçon en ligne, n’est-il pas tout de même possible de leur donner un petit quelque chose pour, sinon mieux réparer, au moins mieux faire cesser l’atteinte dont ils sont victimes ?
Il semblerait que, jusqu’à présent, aucune juridiction de l’Union ou d’un de ses Etats membres ne se soit prononcée sur la possibilité d’une mesure de blocage, retrait ou déréférencement, applicable sur tout le territoire de l’Union Européenne. Cet article a pour but d’identifier, à titre prospectif, une ligne d’argument pouvant y mener.
Contre la contrefaçon unioniste : les marques de l’Union Européenne et le droit des dessins et modèles communautaires
Si l’on souhaite pouvoir obtenir des mesures de blocage, retrait ou déréférencement applicables à l’échelle de l’Union Européenne, il faut tout d’abord que le droit revendiqué et servant de fondement à l’appréciation de la contrefaçon en ligne puisse lui-même faire l’objet d’une protection sur tout le territoire de l’Union Européenne. C’est pourquoi il est nécessaire d’aller chercher du côté du droit de la propriété intellectuelle unioniste, non pas du droit d’auteur qui n’est que harmonisé et non unifié sur le territoire de l’Union, mais du côté des droits des marques de l’Union Européenne et des dessins et modèles communautaires.
Ainsi, peut-on commencer par mettre le pied à l’étrier grâce aux articles 126.1.a. du Règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union Européenne et l’article 83 du Règlement 6/2002 sur les dessins et modèles communautaires.
Le premier dispose que :
1. Un tribunal des marques de l’Union européenne dont la compétence est fondée sur l’article 125, paragraphes 1 à 4, est compétent pour statuer sur :
a) les faits de contrefaçon commis ou menaçant d’être commis sur le territoire de tout État membre ;
Le deuxième, dispose, en des termes similaires, que :
1. Un tribunal des dessins ou modèles communautaires dont la compétence est fondée sur l’article 82, paragraphes 1, 2, 3 ou 4, est compétent pour statuer sur les faits de contrefaçon commis ou menaçant d’être commis sur le territoire de tout État membre.
Cette compétence étendue du juge national statuant en tant que juge de l’Union pour les litiges de marques de l’UE et de dessins et modèles communautaire est clef dans la mesure où les règles de droit international privé, qu’elles soient de droit commun unioniste ou national, limitent la possibilité pour les juges nationaux de connaître de faits de contrefaçon commis à l’étranger, sauf à saisir le juge du lieu du domicile du défendeur. Or, celui-ci se trouve bien souvent dans des juridictions inaccessibles pour le commun des titulaires de droits, comme, par exemple, la Chine pour l’auteur de la contrefaçon (86% de la contrefaçon matérielle mondiale), ou les Etats-Unis pour les intermédiaires techniques.
Les deux articles précités permettent ainsi de pallier cet obstacle car toute juridiction d’un Etat membre, lorsqu’elle est saisie d’une demande fondée sur une marque de l’Union Européenne ou un dessin ou modèle communautaire, peut connaître de faits de contrefaçon commis sur tout le territoire unioniste.
La possibilité de l’applicabilité unioniste de l’article 6-I.8 LCEN
Malheureusement, pour les titulaires de droits, il n’existe pas de disposition unioniste permettant d’obtenir des injonctions de retrait, blocage ou déréférencement contre les intermédiaires techniques pour toute l’Union Européenne, lesquelles sont rendues possibles en droit interne par l’article 6-I.8 de la Loi pour la Confiance dans l’Economie du Numérique (“LCEN”) :
L’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 [hébergeur] ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1 [fournisseur d’accès à internet], toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.
Et même, tous les Etats membres de l’Union Européenne ne prévoient pas nécessairement des mesures analogues au titre de leurs droits nationaux, et cela en raison du fait que les articles 12 à 14 de la directive 2000/31/CE (“E-commerce”) organisant la responsabilité limitée des intermédiaires techniques, desquels l’article 6-I.8 LCEN provient, ne confèrent à ces mesures qu’un caractère facultatif.
Ainsi, les articles précités disposent tous, individuellement pour chaque type d’intermédiaire (fournisseur d’accès à internet, de cache et hébergeur), que :
Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation.
Malgré ces difficultés, il semblerait que la jurisprudence récente de de la Cour de justice de l’Union Européenne puisse ouvrir la voie à l’applicabilité de l’article 6-I.8 LCEN, normalement limitée au territoire français, sur tout le territoire de l’Union Européenne, sous réserve, bien sûr, que la demande d’injonction soit faite à l’occasion de faits de contrefaçon de marque de l’Union Européenne ou de dessin et modèle communautaire.
En effet, et c’est ici que l’on rentre dans la prospective, la CJUE a rendu deux arrêts dont on peut extraire des arguments d’intérêt : le premier, Nokia, pour préciser les interactions entre le droit “processuel” national en matière de propriété intellectuelle et le droit de l’Union, le second, DHL, pour préciser l’étendue des mesures prises au titre du droit national en protection d’une marque de l’Union Européenne (à l’époque communautaire).
Dans le premier arrêt, alors que lui était posée la question de savoir s’il était possible, pour une juridiction nationale, de décider d’une interdiction de poursuivre des faits de contrefaçon d’une marque communautaire sous peine d’amende, et que le fondement de l’amende n’était prévu qu’au titre du droit national et non du droit communautaire, la CJUE a répondu que :
[…] un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire a l’obligation de prendre, parmi les mesures prévues dans la loi nationale, celles qui sont propres à garantir le respect de cette interdiction, même si ces mesures ne pourraient pas, en vertu de cette loi, être prises en cas de contrefaçon analogue d’une marque nationale. (arrêt Nokia, CJUE, 14 décembre 2006, C-316/05, paragraphe 62)
La ratio legis de cette règle étant que si le tribunal d’un Etat membre n’était pas en mesure de puiser dans son droit national pour garantir la protection d’un marque communautaire,
[…] l’objectif visé par l’article 98, paragraphe 1 du règlement, [équivalent à l’article 126.1.a du règlement sur la marque de l’Union Européenne], qui est de protéger de façon uniforme sur tout le territoire de la Communauté le droit conféré par la marque communautaire contre le risque de contrefaçon, ne serait pas atteint. (ibid. paragraphe 60)
Il se déduit donc des considérations précitées que les dispositions nationales permettant de protéger une marque nationale ont également vocation à s’appliquer pour la protection des marques de l’Union Européenne et ce sur tout le territoire de l’Union car sa protection doit être “uniforme”. Le raisonnement peut être étendu au droit des dessins et modèles car la rédaction des textes correspondants sont quasiment identiques à celle de ceux visés dans l’arrêt Nokia.
Cette applicabilité des mesures de protection d’une marque communautaire/de l’Union Européenne prises sur le fondement du droit national fut par la suite plus explicitement reconnue par la CJUE dans un second arrêt. C’est ainsi que la juridiction unioniste, au sujet d’une interdiction sous astreinte de poursuivre les faits litigieux prise à l’encontre d’un contrefacteur de marque communautaire, a indiqué les éléments suivants :
À cet égard, il convient, d’une part, de rappeler que, en ce qui concerne le droit applicable aux mesures coercitives, la Cour a déjà jugé que c’est parmi les mesures prévues dans la législation de l’État membre dont relève le tribunal des marques communautaires saisi que celui-ci doit choisir celles qui sont propres à garantir le respect de l’interdiction qu’il a ordonnée (arrêt Nokia, précité, point 49).
D’autre part, il convient de relever que des mesures coercitives, ordonnées par le tribunal des marques communautaires en vertu du droit national de l’État membre dont il relève, ne sauraient répondre à l’objectif en vue duquel elles sont arrêtées, à savoir garantir le respect de l’interdiction afin d’assurer une protection effective sur le territoire de l’Union du droit conféré par la marque communautaire contre le risque de contrefaçon (voir, en ce sens, arrêt Nokia, précité, point 60), que si elles ont un effet sur le même territoire que celui dans lequel la décision juridictionnelle d’interdiction produit elle-même des effets.
Dans l’affaire au principal, la décision d’interdiction telle qu’ordonnée par le tribunal des marques communautaires a été assortie d’une astreinte par ce dernier en vertu du droit national. Afin qu’elle produise effet sur le territoire d’un État membre autre que celui dont relève le tribunal qui a ordonné ladite mesure coercitive, un tribunal de cet autre État membre qui serait saisi à cet égard doit, conformément aux dispositions du chapitre III du règlement n° 44/2001, reconnaître et faire exécuter celle-ci selon les règles et modalités prévues par le droit interne de ce dernier État.
Dans le cas où le droit national de l’État membre requis pour reconnaître et exécuter la décision du tribunal des marques communautaires ne prévoit aucune mesure coercitive analogue à celle ordonnée par le tribunal des marques communautaires qui a prononcé une interdiction de poursuivre des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon et a assorti cette interdiction d’une telle mesure en vue d’en garantir le respect, le tribunal saisi de cet État membre doit, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 67 de ses conclusions, réaliser l’objectif poursuivi par ladite mesure en recourant aux dispositions pertinentes de son droit national qui sont de nature à garantir de manière équivalente le respect de l’interdiction initialement prononcée. (arrêt DHL c/ Chronopost SA, CJUE, 12 avril 2011, C-235/09, paragraphes 53 à 56)
Les arrêts Nokia et DHL ont certes été rendus au sujet de mesures coercitives accompagnant une interdiction de poursuivre des faits de contrefaçon de marque communautaire et contre le contrefacteur lui même, mais les arguments mis en avant pour justifier l’applicabilité de ces mesures, existant uniquement au titre du droit national, peuvent permettre de justifier que l’article 6-I.8 LCEN soit applicable sur tout le territoire de l’Union Européenne en cas de contrefaçon de marque de l’Union Européenne (et de dessin et modèle communautaire).
En effet, et selon une approche finaliste, tout comme les mesures coercitives, les injonctions de blocage, retrait et déréférencement prononcées à l’encontre des intermédiaires techniques le sont pour poursuivre l’objectif “d’assurer une protection effective sur le territoire de l’Union du droit conféré par la marque communautaire contre le risque de contrefaçon”.
Ainsi, et au regard de ce qui précède, il paraîtrait légitime à la fois que les juridictions nationales dont le droit le prévoit puisse rendre des injonctions de blocage, retrait et déréférencement contre les intermédiaires technique en cas de contrefaçon d’une marque de l’UE ou d’un dessin et modèle communautaire mais également que la portée de ces mesures puisse être étendue à tout le territoire de l’UE. Après tout, et c’est là que l’on reboucle avec l’arrêt Nokia, il serait contraire au principe de protection uniforme de limiter leur application à la seule juridiction nationale qui a rendu la décision.
L’identité des intermédiaires techniques contre lesquels les mesures unionistes sont possibles
Les articles 121.1 et 2 du Règlement sur la marque de l’Union Européenne organisent la compétence territoriale des tribunaux nationaux, statuant en tant que tribunal des marques de l’UE, de la manière suivante :
1. Sous réserve des dispositions du présent règlement ainsi que des dispositions du règlement (UE) no 1215/2012 applicables en vertu de l’article 122, les procédures résultant des actions et demandes visées à l’article 124 sont portées devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile ou, si celui-ci n’est pas domicilié dans l’un des États membres, de l’État membre sur le territoire duquel il a un établissement.
2. Si le défendeur n’a ni son domicile, ni un établissement sur le territoire d’un État membre, ces procédures sont portées devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le demandeur a son domicile ou, si ce dernier n’est pas domicilié dans l’un des États membres, de l’État membre sur le territoire duquel il a un établissement.
L’article 82 du Règlement sur les dessins et modèles communautaires organise la compétence des tribunaux nationaux statuant en tribunal des dessins et modèles communautaires de manière analogue :
1. Sous réserve des dispositions du présent règlement ainsi que des dispositions de la convention d’exécution applicables en vertu de l’article 79, les procédures résultant des actions et demandes visées à l’article 81 sont portées devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile ou, si celui-ci n’est pas domicilié dans l’un des États membres, de tout État membre sur le territoire duquel il a un établissement.
2. Si le défendeur n’a ni son domicile ni un établissement sur le territoire d’un État membre, ces procédures sont portées devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le demandeur a son domicile ou, si ce dernier n’est pas domicilié dans l’un des États membres, de tout État membre sur le territoire duquel il a un établissement.
L’on a donc la matrice de compétence suivante :
Il sera succinctement évoqué que la définition d’un « établissement » au sens du Règlement sur la marque européenne doit être compris de la manière suivante, ainsi que l’a récemment précisé la CJUE :
une société juridiquement indépendante, établie dans un État membre, qui est une sous-filiale d’une maison mère qui n’a pas son siège dans l’Union européenne, constitue un « établissement » […] de cette maison mère, dès lors que cette filiale est un centre d’opérations qui, dans l’État membre où elle est située, dispose d’une forme de présence réelle et stable, à partir de laquelle une activité commerciale est exercée, et qui se manifeste d’une façon durable vers l’extérieur, comme le prolongement de ladite maison mère. (Hummel Holding c/ Nike, CJUE, 18 mai 2017, C-617/15)
Pour envisager la possibilité de demander une mesure de retrait, blocage ou déréférencement unioniste, il faut donc que l’action soit dirigée contre un intermédiaire technique dans le cadre d’un litige où le tribunal compétent pour en connaître soit en France (ou dans un autre Etat membre permettant des mesures analogues au titre de son droit national).
Pour les titulaires de droit, ces règles de compétence pourraient paraître limiter de beaucoup la quantité d’intermédiaires techniques pouvant être attraits devant les juridictions françaises pour obtenir des mesures unionistes. En réalité, même si elles sont effectivement contraignantes, ces règles permettent tout de même de récupérer un certain nombre des grands acteurs du numérique, soit parce qu’ils sont français, soit parce qu’ils opèrent hors de l’Union Européenne et possèdent un établissement en France, au sens de la décision précitée.
Au regard de l’ensemble de ces considérations, il semble donc possible qu’un juge français puisse accorder des mesures de blocage, retrait ou déréférencement applicables sur l’ensemble du territoire de l’Union Européenne à l’occasion de contrefaçons de marque de l’Union Européenne ou de dessins et modèles communautaires en ligne. Cela serait d’autant plus opportun que l’e-commerce occupe une place de plus en plus centrale dans les échanges sur le marché unique, les instances de l’UE étant d’ailleurs en pleine réforme pour adapter ce dernier au numérique.
Comme toujours avec les intermédiaires techniques, les titulaires ont tout intérêt à privilégier l’approche de la coopération pour lutter contre la contrefaçon de leurs droits de propriété intellectuelle en ligne. Les intermédiaires techniques sont en effet souvent disposés à les accompagner dans cette voie et les collaborations titulaires/intermédiaires peuvent être le fruit de solutions efficaces et conciliantes des intérêts de chacun. Cependant, les titulaires de droits peuvent, dans certains circonstances, manquer de grain à moudre, les arguments précédemment développés pourraient leur en donner si le besoin s’en fait un jour sentir. Encore qu’il est toujours regrettable qu’ils ne valent que pour les marques de l’Union Européenne et les dessins et modèles communautaires et non pour le droit d’auteur.
Mathias