Nous avons l’habitude de présenter Internet comme un formidable réseau de communications ayant permis de transcender les frontières et de rendre possible des échanges instantanés, qui sont aujourd’hui le cœur de la civilisation moderne développée. Cette définition est correcte, mais le dernier adjectif importe énormément car l’image d’Internet aujourd’hui est principalement celle issue de son usage par les pays développés (nous avons déjà évoqué la fracture numérique). Au fur et à mesure que l’ensemble de la planète s’y connecte (ce serait désormais le cas de 55% de la population mondiale), la recette d’Internet risque d’évoluer : sera-t-elle alors toujours à notre goût ?
Une recette déjà bien altérée
À retracer l’histoire du net, force est de constater que la recette actuelle est déjà bien différente de celle de sa création. Il est bien connu que la naissance du net est d’abord due à des recherches militaires américaines dont le but était la création d’un réseau de communications robuste, au sens de difficile à faire tomber. C’est avec le projet ARPANET, né dans les années 80, que le Ministère de la Défense américain a posé les bases du net, ce premier réseau utilisant les mêmes protocoles technologiques que le réseau Internet d’aujourd’hui (TCP/IP). En 1990, ARPANET a pris sa retraite au profit d’un autre réseau, NSFNET, bientôt connecté à des réseaux universitaires qui naissaient en parallèle un peu partout sur Terre. L’architecture ouverte d’Internet était ainsi née, avec la connexion entre eux de différents réseaux d’échanges d’informations, ce qui constitue toujours la manière de fonctionner d’Internet (qui, rappelons-le, comprend non seulement le web, le réseau d’échange d’informations que nous connaissons bien, mais aussi des protocoles de transfert de contenus comme le FTP ou l’email).
Le web, justement, est né du travail d’universitaires au CERN. À la suite de la connexion entre eux de ces différents réseaux informatiques, le besoin d’un protocole d’échange d’informations automatique et aisé à prendre en main pour fluidifier les échanges entre les universités connectées s’est fait ressentir. C’est dans ces conditions qu’en 1989, Tim Berners-Lee (souvent appelé le père du Web) a créé le protocole HTTP, la première page web (remise en ligne ici) et le premier navigateur web. Le 30 avril 1993, le code du web a été ouvert au public, permettant ainsi la dissémination du réseau. L’idée de départ de Berners-Lee était ainsi loin des considérations militaires d’ARPANET : la création du web était guidée par des principes de progression globale de la recherche, cette dernière étant considérée comme une échelle mondiale sur laquelle tout chercheur était invité à rajouter un barreau, dans un but de bien commun.
À chacun sa sauce secrète
Force est de constater que le net d’aujourd’hui est lui aussi bien différent de celui de sa création – ce qui pousse même Berners-Lee à vouloir le refonder. D’un réseau décentralisé conçu pour la recherche et le bien commun, dont la création avait entrainé de grands mouvements de prise de liberté et de consécration de certaines valeurs humanistes comme le partage et l’égalité, le web est aujourd’hui largement dominé par nos sociétés développées et par les géants qui en sont issus. Les échanges sont ainsi beaucoup plus tournés vers l’individu que la société, et seule l’infrastructure technique du réseau est toujours décentralisée, la majorité des flux étant désormais tournés vers quelques services en particulier.
Le web de demain risque d’être encore plus différent. Une étude par the Economist montre ainsi cette semaine que la principale raison de se connecter à Internet des pays émergents est le loisir, et non l’accès à l’information. L’accès au web semble être donc non pas un moteur de développement, mais plus un moyen supplémentaire de passer le temps, aujourd’hui la vraie raison d’être du net. La majorité des 25 premières apps en termes de chiffre d’affaire sur les app stores de Google et d’Apple sont des jeux, et les plus grands sites et applications du net sont la consécration de cette idée de faire passer le temps pour l’individu : Facebook, YouTube, Instagram, Snapchat, TikTok, WhatsApp, autant d’outils d’écoulement du temps pour chaque personne prise individuellement. Au fur et à mesure que le monde en voie de développement se connectera au net dans cette optique, la centralisation autour du loisir personnel s’accentuera, laissant de plus en plus de côté les idéaux originels de partage généralisé de connaissance. Peut-être est-ce le moment d’assurer que les bases de la recette de départ ne disparaissent pas complètement ?
Ce qu'on lit cette semaine
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#développement
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En 2018, la proportion de la population mondiale utilisant internet a franchi le cap de 50%. Avec 81% de leur population sur le web, ce ne sont pas les pays « développés », ou encore la Chine avec ses 58%, qui abritent le gros du contingent à équiper. Et l’arrivée de cette seconde moitié de l’humanité en ligne, souvent moins riche et culturellement très distincte de l’utilisateur moyen actuel, remet en question nos postulats sur le développement économique ou notre appréhension d’internet. Des études de terrain montrent ainsi que les populations les plus démunies ne voient pas l’acquisition d’un smartphone et d’une connexion internet comme un vecteur potentiel de croissance économique mais principalement comme un outil de divertissement et de mobilité sociale. De même, cette seconde moitié étant composée d’une part substantielle de personnes ne sachant pas ou peu lire, la vidéo est utilisée comme le principal vecteur d’information. La recherche par commande vocale et les messages vocaux supplantent également largement leurs équivalents textuels. Tous ces éléments sont autant d’indices qui permettent d’estimer que les plus grosses innovations seront peut-être celles destinées à conquérir les pays non-sino-occidentaux, et qu’elles déplaceront sûrement le barycentre d’internet.
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Sommes-nous encore trop prisonniers de nos clichés de l’espion à la James Bond, multipliant gadgets et identités secrètes pour débusquer les secrets des grands méchants ? Le monde d’aujourd’hui n’est certes plus celui de la guerre froide : au-delà des nouvelles polarisations US/UE/Chine/Russie, le progrès technologique est passé par là, et avec lui la révolution des usages. Le domaine de l’espionnage est désormais plus diffus et plus complexe : l’information est en ligne, souvent publiquement accessible, ce qui contribue à enrichir notre compréhension de l’ennemi, mais menace aussi la possibilité même d’une identité secrète pour les agents ; une grande partie du pouvoir s’est déplacée des Etats vers les entreprises, faisant d’elles des acteurs essentiels des conflits latents ou déclarés, sans que la coopération public/privé en la matière soit toujours bien organisée ; enfin, les saines préoccupations de l’Occident (à tout le moins de l’Europe) en matière de vie privée posent la question du frein qu’elles peuvent être face à des pays moins scrupuleux. Tous ces phénomènes font tomber, assez paradoxalement, la question de l’espionnage et du contre-espionnage dans la sphère du débat public, en lien avec la société dans laquelle nous évoluons et le niveau de transparence que nous attendons de nos gouvernements et de nos entreprises – à défaut d’être tous un James Bond, il ne serait pas mauvais que nous ayons ce mot à dire.
#magistrats
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#indignez-vous
On en a mal à notre justice. Un récent rapport du syndicat de la magistrature dresse un triste tableau des conditions de travail des magistrats. Moyenne de temps de travail par jour à 10 heures, travail très fréquent le weekend et pendant les jours de congés pour tenter de remonter à contre-courant de son backlog, la grande majorité des magistrats reconnaissent que leur charge de travail impacte de nombreuses sphères de leur vie, dont bien évidemment leur vie privée, mais également la qualité des décisions qu’ils prennent, devant parfois survoler les dossiers pour réussir à tous les traiter. Malgré ces conditions de travail difficiles, assez peu de magistrats sont enclins à parler directement de souffrance professionnelle. La Chancellerie, elle, appelle à prendre son mal en patience dans l’attente d’un avenir meilleur, et d’un plus gros budget… On aura donc une pensée pour le courage de nos juges.
#opendata
#justice
#legaltech
#secretdesaffairesjudiciaires
La volonté de se placer en tête de gondole de l’innovation législative n’a pas toujours que du bon : témoin ce positionnement de la France concernant l’anonymisation des décisions de justice et leur réutilisation par tout un chacun, qui après bien des critiques internes suscitent aujourd’hui la perplexité à l’international. C’est qu’en érigeant en infraction pénale (!) l’utilisation de décisions de justice en vue d’obtenir des statistiques sur le comportement de tel ou tel magistrat, pour des raisons difficilement compréhensibles et à vrai dire mal expliquées, le législateur français a envoyé un curieux signal, contradictoire avec sa volonté affichée d’accompagner, par ailleurs, l’innovation dans tous les domaines. Peu importe à cet égard la nature des préoccupations qui l’ont convaincu, qu’elles soient corporatistes ou sincèrement liées à des enjeux de vie privée : dans un monde soucieux de transparence, et dans un domaine où c’est le principe (la justice), l’incrimination ne convainc pas et même la sanction (jusqu’à cinq ans d’emprisonnement) choque légitimement. L’avenir dira si, de surcroît, nous nous condamnons ainsi à la traîne en matière de legaltech, fermant ainsi la porte à de meilleurs usages au contentieux ; quels que soient les enjeux, il n’est pas sûr, ici comme ailleurs, qu’une interdiction pure et simple soit la bonne option.
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#USA
#géopolitique
#neorideaudefer
Les conséquences du move récent de Trump contre la Chine avec la mise de Huawei sur liste noire sont en train de continuer de s’exprimer, et de définir le futur du développement mondial d’internet et des télécoms. Huawei étant actuellement le leader mondial pour le développement de la 5G, suivre les Etats-Unis dans leur initiative de blocage n’est pas anodin et emporte le risque, pour les pays tiers, de freiner leur adoption de la technologie et de prendre du retard dans leur développement. Déjà, l’on commence à voir se dessiner deux blocs avec, en face des USA et ses quelques alliés proches, la Chine désormais rejointe par la Russie qui s’est empressée de signer un gros deal avec Huawei pour s’équiper en 5G après l’annonce de Trump. Du fait de son importance, chaque Etat, et même chaque entreprise, risque, de fait et quasi malgré eux, de devoir se positionner sur la « question » Huawei et la polarisation qu’elle est susceptible d’engendrer peut à son tour mener à un cloisonnement et une division d’internet. Bon, on priera/croisera les doigts/touchera du bois pour que cela ne soit pas le cas.
#fakenews
#désinformation
#deepfakes
#whatyouseeisnotwhatyouget
On vous dit souvent, et dans ces colonnes en particulier, que la technologie n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre – reprenant en cela mot pour mot les termes d’une règle bien connue. Les nouvelles techniques d’édition vidéo, en ce qu’elles permettent de créer des images convaincantes de n’importe quelle personne tenant n’importe quel discours (ou presque), sont une parfaite illustration de ce principe, qui invite à s’intéresser aux usages plutôt qu’à condamner (voire interdire) la technique elle-même. Il faut avouer qu’en l’espèce, on voit mal comment les usages vertueux pourraient prédominer : la technique des “deep fakes” est aujourd’hui principalement utilisée pour générer du porno avec des images de vos célébrités préférées (si ce n’est de certaines de vos connaissances), et présente déjà quelques cas d’usage en matière de désinformation politique. Comment vivre alors dans un monde où “la preuve par l’image” n’est finalement plus tellement une preuve ? Comme l’auteur de cet article le souligne, cela nous oblige à “déclasser” la vidéo pour la ramener au rang de simple témoignage, dont la crédibilité dépend d’éléments extrinsèques tels que l’identité de son auteur et le contexte de sa publication. Cela ouvre la voie, également, à de nouveaux métiers, possiblement incontournables dans toute rédaction média de demain, pour l’analyse de l’authenticité d’une vidéo – sorte de “video forensics”, en somme. L’avenir dira si de telles craintes sont fondées ; il est salutaire à tout le moins d’y réfléchir dès à présent, pour adopter les bons réflexes d’auto-défense intellectuelle.
#concurrence
#USA
#lobbying
#noplacelikehome
C’est la préparation d’une guerre ouverte sur le terrain américain de la concurrence à laquelle les GAFAMs se livrent déjà depuis plusieurs années dans les coulisses. Si les discussions publiques sur la taille éventuellement excessive des géants de la tech ne sont qu’assez récentes, ils n’ont pas attendu les annonces d’investigation des autorités de contrôle pour avancer leurs pions : recrutement d’anciens de la section concurrence du DOJ ou de la FTC (FB, Ggl), lobbying en tête à tête avec les sénateurs et députés (Amazon), mise en avant fréquente de « small business owners » qui témoignent de comment les GAFAMs les aident (Amazon, Ggl), ou encore public shaming de ses pairs sur le terrain de la vie privée pour faire diversion (Apple). Une chose est sure, ça ne sera pas très joli si tout cela éclate.