C’est une trend dont nous décrivons régulièrement les étapes dans ces colonnes : la déconstruction progressive du régime unifié de la gestion des contenus illicites sur le web, posé par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (et, au niveau unioniste, la directive Commerce électronique) est un projet désormais bien acté au niveau des institutions de l’Union, et cela se joue, pour l’heure, à travers l’adoption d’une série de régimes sectoriels. Régimes sectoriels rationae materiae, d’abord : que l’on pense directive Copyright ou règlement anti-terroriste ; régimes sectoriels rationae personae, d’autre part : tous les hébergeurs ne sont plus logés à la même enseigne, depuis que l’on qualifie certains de plateformes, de services d’intermédiation ou encore “d’accélérateurs de contenus”.
Une nouvelle étape est franchie avec l’adoption récente de la loi dite Avia contre la haine en ligne. Notons, pour la bonne mesure, qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes celle-ci navigue encore sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel ; quelle qu’en soit l’issue, il y a du moins matière à analyse, ne fût-ce que pour l’initiative et le (relatif) consensus exécutif et législatif qu’elle traduit.
De la théorie à la pratique, ou l’importance du calcul des risques
Que contient finalement, c’est-à-dire au terme d’un parcours législatif quelque peu chaotique, cette fameuse loi Avia ? A bien y regarder, elle ne bouscule pas les grandes lignes fixées par la LCEN ; son objet tient principalement à renforcer et faciliter la régulation extra-judiciaire des contenus, en durcissant les modalités de l’obligation de prompt retrait des hébergeurs en cas de demande de retrait formulée par l’autorité administrative ou de signalement par un tiers, et en assouplissant les règles probatoires liées aux notifications desdits tiers (exit l’exigence de tentative de contacter l’auteur du contenu – pour les seuls types de contenus visés par la loi, naturellement).
Ce mouvement n’a rien, disons-le clairement, d’incompréhensible, ni même d’injustifié. Il s’explique, dans une large mesure, par l’incapacité des juridictions judiciaires à prendre en charge efficacement l’intégralité du contentieux lié à la modération des contenus sur le web – incapacité qui s’explique à son tour par le manque criant de moyens de ces juridictions. On a la justice qu’on mérite, ou du moins celle qu’on finance – c’est-à-dire de manière bien insuffisante ; la récente période de confinement en aura démontré les effets.
Cette nouvelle loi serait-elle donc, au bout du compte, dénué d’impact ? Ce serait faire mentir les observateurs vigilants qui en ont dénoncé les implications, et ce n’est pas à vrai dire ce que nous pensons. Le diable se cache ici, non pas dans la lettre de la loi, mais dans sa mise en pratique. Toute règlementation qui oblige un acteur à prendre une décision antérieurement à toute décision de justice (autrement dit, peu ou prou, toute règlementation pensée sur le mode de la compliance) revient en effet à imposer un calcul de risques, à réaliser par cet acteur. Retirer ou ne pas retirer le contenu signalé ? Dans le cas d’une demande de retrait par l’autorité administrative, la question est vite tranchée ; mais dans celui d’un signalement par un simple particulier ? Disposant d’un délai court de 24h pour régler la question, il y a fort à parier que l’hébergeur favorisera la voie du moindre risque, qui est bien souvent celle du retrait (les réclamations contre un retrait abusif étant, de fait, infiniment plus rares que les actions en justice pour absence de retrait).
Gardons-nous de tout procès d’intention : nous ne disons pas que c’est effectivement ainsi que raisonnent au quotidien les hébergeurs. Nous disons, seulement, que la loi nouvelle crée ou du moins renforce les conditions d’un tel calcul de risques, et fait sérieusement pencher la balance vers le choix systématique du retrait “par précaution”. L’avenir dira si ce risque systémique se réalise. Pour ne pas rester inactif dans cette attente, on ne peut que formuler le vœu que la liberté d’expression trouve ses acteurs judiciaires, c’est-à-dire des utilisateurs déterminés à lutter contre les retraits abusifs à l’échelle individuelle, pour rétablir l’équilibre ; il faudrait toutefois sans doute, pour cela, que les actions judiciaires leur paraissent moins coûteuses en temps et en argent, ce qui impliquerait quelques changements au niveau des juridictions – vous avez dit serpent qui se mord la queue ?
L’arbre légal qui cache la forêt contractuelle
Les débats qui ont entouré (et continuent d’entourer) la loi Avia ne sont donc pas vains, loin s’en faut ; simplement, une fois n’est pas coutume, les implications de cette loi ne seront véritablement connues qu’à travers sa mise en pratique, si d’ailleurs elles viennent un jour – rappelons-nous ici la loi “fake news”… Ce qui nous amène à cet autre sujet, plus général et bien connu, qu’est celui du rôle décisif des hébergeurs “mastodontes” que sont les plateformes, et plus précisément les réseaux sociaux.
La loi ne devrait pas faire oublier, en effet, qu’une part importante (peut-être majoritaire) de la modération des contenus sur le web est presque totalement indifférente à la règle de droit, en ce qu’elle repose exclusivement sur les conditions générales fixées de manière unilatérale par les éditeurs des plateformes. Au-delà de l’exercice d’humilité que ce constat impose pour tout législateur (qu’il soit étatique ou unioniste), il appelle à une réflexion renouvelée sur la notion (qui nous passionne tant chez Aeon) de justice privée.
A bien y regarder, il semble en effet difficile d’accuser les réseaux sociaux d’être laxistes à l’égard des contenus odieux publiés par leurs utilisateurs – les quelques grands scandales en la matière (telle la tuerie de Christchurch) étant le résultat moins d’une mauvaise volonté que de difficultés techniques pour la mise en œuvre de mesures immédiatement et parfaitement efficaces pour bloquer la réapparition du contenu. Bien au contraire, les dispositifs contractuels mis en œuvre par certains réseaux sociaux apparaissent sur certains points beaucoup plus radicaux que le cadre légal français – certains exemples bien connus confinant à la pudibonderie.
En ce sens, ce n’est peut-être pas tant d’une nouvelle loi uniquement focalisée sur la suppression des contenus odieux que nous aurions besoin, que d’un encadrement, plus global et pondéré, de la régulation du licite et de l’illicite par des acteurs privés, qui de partenaires des autorités publiques risquent aussi de devenir censeurs. Il est vrai que cette contre-proposition peut sembler tiède, parce que moins militante ; il est vrai, aussi, que de tels outils existent déjà (régime des clauses abusives notamment), bien qu’ils ne soient pas si fréquemment mis en œuvre ; il est vrai, enfin, que le climat de l’époque ne paraît pas favoriser ces préoccupations. Il faudra pourtant y venir, si nous pensons un jour retrouver les promesses du début d’Internet.