La dernière question fut posée pour la première fois, presque en manière de plaisanterie, le 4 mai 2121, à une époque où l’humanité faisait ses premiers pas dans la lumière. Le Multivac, l’intelligence artificielle géante conçue pour traiter l’ensemble des données produites par l’humanité dans le passé et le présent pour répondre à des questions complexes, venait d’être branché à une nouvelle base de données : celle de l’ensemble des décisions de justice, dont la diffusion en open data, conformément à une politique renouvelée d’ouverture des données publiques, venait d’être concrétisée en application d’un vieux calendrier de mise en œuvre. Grâce à ces données, le Multivac pouvait désormais donner des réponses en se basant sur toutes les décisions déjà rendues par l’humanité, ce qui devait lui permettre de répondre à des problèmes d’une nouvelle envergure. Sur la base des données physiques et chimiques qu’on lui avait déjà communiquées, Multivac avait en effet rendu le voyage interstellaire possible et permis l’édition génique à un degré inégalé. Multivac n’avait cependant pas encore réussi à contrer l’expansion de certaines entreprises, appelées mégacorporations, dont les ramifications s’étendaient désormais à tous les domaines de la vie en société, malgré des avertissements circonstanciés, par exemple à propos du domaine de la finance. L’essor de ces entreprises n’avait jamais laissé indifférent, surtout lorsqu’on avait constaté que même des pandémies ne pouvaient affaiblir leur irrépressible ascension, mais la donne avait changé quand certaines avait clairement menacé de faire sécession dans le cyberespace.
Il était ainsi apparu logique de donner à Multivac à se nourrir de ces données judiciaires, l’espoir des États étant ainsi de parvenir à préserver leur souveraineté grâce à une maitrise supérieure de l’outil juridique par Multivac, que les géants privés maniaient si bien qu’ils l’utilisaient régulièrement, tantôt les uns contre les autres (par exemple dans le jeu vidéo), tantôt conjointement pour défendre leurs intérêts. Face aux armées d’avocats, de juristes, et surtout, de legaltechs (qui avaient fini par ouvrir leur capital aux mégacorporations, après avoir un temps tenté de le réserver aux avocats) à la disposition des mégacorps’, on avait bien essayé d’adopter des réglementations régionales sur les données personnelles, mais ces dernières n’avaient été que (peu) appliquées localement (échec guère étonnant quand on savait que les juridictions elles-mêmes se faisaient attraper la main dans le sac). On avait bien sûr intenté des actions en droit de la concurrence sur de multiples marchés et à l’échelle internationale, mais les mégacorporations avaient toujours réussi à trouver des solutions de compromis si subtiles qu’elles divisaient leurs adversaires et qu’il fallait des années pour trouver le bon angle de critique, délai à l’issue duquel la question ne se posait même plus. On avait également introduit, en se servant de la menace du terrorisme, des dispositions permettant de renforcer la surveillance de masse, en espérant que cela puisse servir à espionner les mégacorps’ de l’intérieur, mais les mégacorps avaient simplement recruté tous les ingénieurs capables de mettre ces dispositions en application, et les États se retrouvaient ainsi à sous-traiter aux mégacorps’ la sécurité nationale. On avait même essayé de leur imposer des obligations irréalisables, qu’elles avaient fini par réussir à automatiser entièrement. Il ne restait ainsi plus qu’à fournir au Multivac cette ultime base de données, en espérant que cela suffise pour trouver la réponse à la dernière question. Il se passa un laps de temps interminable, si long qu’entre temps on parvint à pirater les laves-vaisselles, l’objet connecté réputé le plus inviolable, et que l’on finit par s’accorder sur la question du droit d’auteur relatif à la vente d’un droit de propriété sur un lien vers une image d’une mannequin posant devant la photographie réalisée par un tiers d’une photographie d’elle également réalisée par un tiers et mise en ligne sur un réseau social. À l’issue de cet éon, Multivac donna sa réponse : 42. Il ne restait plus qu’à se souvenir de la question pour pouvoir défaire les mégacorps. Mais quelle était-elle, déjà ? Multivac ne pouvait s’en souvenir. Une Maj s’imposait.