Vous lisez souvent dans ces lignes, clairement posée, ou entre elles, en filigrane, la question du statut des géants du net : que sont-ils pour nous aujourd’hui, comment devons-nous les appréhender ? Le Danemark a été le premier à répondre “comme des États”, et à nommer un ambassadeur au numérique. À l’occasion de la nomination du nouvel (on en avait déjà un aussi) ambassadeur du numérique français, prenons le temps de la réflexion sur ce que cela dit de notre société.
Mais où se trouve l’ambassade ?
La notion d’ambassadeur au numérique n’est pas dénuée de sens, si l’on parle de chiffres simples : plus de 2 milliards d’individus se sont connectés à leur compte Facebook durant les 30 derniers jours, tandis que 8 produits de Google ont plus d’un milliards d’utilisateurs mensuels actifs. En termes de population brute, les géants du net portent donc bien leur nom, et sont bien plus imposants que les pays les plus peuplés au monde. Ils représentent ainsi une masse significative, à laquelle s’ajoute un revenu également très élevé. Bien entendu, la taille n’est pas le facteur déterminant et ne suffit pas à créer un État : certains archipels de Polynésie ont moins de 11 000 habitants (soit moins que Castelnaudary ou Chateau-Gontier) et sont néanmoins des États. Il ne s’agit pas ici de refaire un cours de science politique sur la construction de l’État, mais l’on peut néanmoins noter que l’un des critères complémentaires à celui de la population (qui reste nécessaire) est celui qu’un État nait quand d’autres États le reconnaissent comme tel – n’en déplaisent aux “micronations” telle que la République de Molossia.
Or, s’il est évident que les plateformes du net ne sont pas aujourd’hui des États – on se satisfera du simple fait qu’il n’y a pas de passeport Facebookien, quel signal est envoyé lorsque l’on nomme un ambassadeur au numérique ? Certains pourraient considérer qu’il s’agit là de la première pierre d’un processus qui aboutirait à reconnaitre une véritable autonomie aux GAFAM. Pourtant, est-il si anormal que de nommer une force de négociation avec des puissances privées ? De tous temps, les plus grosse fortunes ou entreprises privées ont eu l’oreille des dirigeants, soit par le biais de sponsoring, soit grâce à leur lobbying. Pour les détracteurs du lobbying – qui, dans le respect de certaines règles, reste un excellent moyen de conseiller le législateur – la nomination d’un ambassadeur peut permettre d’assurer un débat d’idées sur les politiques à mener et sur leur mise en œuvre, et ainsi éviter la situation actuelle du refus de Mark Zuckerberg de se présenter devant les représentants de 7 pays.
Nation numérique et citoyenneté du net
Un État Facebook serait-il seulement possible ? La notion de frontière est également souvent passée au crible dans ces lignes, et est primordiale dans cette réflexion. Les États contemporains se sont en effet construits autour de notions intangibles, comme celle de nation, mais toujours au sein d’une réalité concrète, celle du territoire clairement délimité par ses frontières. Internet permet la mise en réseau malgré l’existence de frontières, et donc, potentiellement, la réalisation des aspects intangibles de construction de l’État, comme la création d’une nation numérique. Le concept se conçoit, mais il est compliqué à concrétiser : comment unir entre elles des personnes par un lien d’appartenance commune quand leur seul point commun est celui de la création d’un profil Facebook ? Cela nécessiterait à tout le moins que Facebook unisse les gens autour d’une idée commune, et donc, d’une certain manière, que Facebook agisse (aussi) pour l’intérêt général. À l’heure de la défiance généralisée contre les géants du net, pas sûr que cela soit réalisable.
L’idée de nation numérique ne fait cependant qu’émerger. Elle est au cœur du discours de certains pitcheurs de startups, ou conçue de manière générale comme le fait d’être impliqué dans des communautés sur le net de défense de certaines libertés et de certains idéaux – on parle alors plutôt de citoyenneté numérique, de “netizen“. De manière extrêmement intéressante, certains États tentent également de développer leurs propres initiatives en la matière : l’Estonie, comme souvent dans ce type de réflexion, fait figure de pionnière avec son système de “résidence numérique” qui permet la création d’une “nouvelle nation pour les citoyens du monde, propulsée par la République d’Estonie“. À défaut d’adopter la e-residence estonienne, on vous préviendra quand on créera des cartes de membre Aeon.
Ce qu'on lit cette semaine
#souveraineténumérique
#géopolitique
#techindustry
#cyberdéfense
#diplomatie.io
La France est un des rares pays à avoir assumé la montée en puissance géopolitique des GAFAM et autres BATX ou assimilables et pris la mesure de l’importance des questions de cyberdéfense. C’est ce que reflète la création du poste d’ “ambassadeur du numérique” au quai d’Orsay en 2017 auquel Henri Verdier, entrepreneur du numérique et ancien directeur d’Etalab, a très récemment succédé à David Martinon. Parmi les sujets brûlants dont hérite le nouvel ambassadeur, l’on trouvera les discussions à l’ONU sur l’applicabilité du droit international dans le cyberespace et, bien évidemment, encore et toujours, l’inénarrable question de la participation des plateformes à la lutte contre l’illicite. Y a du pain sur la planche, mais au moins y a t’il une planche.
#souveraineténumérique
#sciencespolitiques
#vikos
La partie est déjà jouée et l’Etat a perdu. C’est, en substance, les conclusions de l’économiste Asma Mhalla, maître de conférences, sur la répartition du pouvoir entre les Etats et les grands acteurs du numérique. Les premiers n’ont simplement pas l’infrastructure pour traiter la mine de données sur laquelle ils s’assoient et sous-traitent aux derniers, ce qui est moyen niveau souveraineté, et ils n’ont pas non plus la puissance nécessaire pour réguler seuls le numérique. En témoigne l’idée d’une corégulation évoquée récemment par Emmanuel Macron que certains interprètent comme la marque d’un Etat qui essayerait de simuler un acte libre alors qu’il s’agirait simplement d’une abdication et d’un aveu d’impuissance. Cela ne voudrait pas dire que l’Etat serait voué à disparaître mais qu’il se réduirait à l’exercice de certaines prérogatives régaliennes comme la justice, la sécurité et l’armée et formerait, pour le reste, une hydre à deux têtes avec les plateformes. Complexe technologico-politique bonjour.
#paiement
#monnaieélectronique
#accessibilité
#taspasunbitcoin
“Un jour, on aura plus de monnaie” : l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir lu cette phrase en sa plus tendre enfance, dans la bouche de Sémaphore, le maître du débonnaire chien de bande dessinée Cubitus. Le gag était alors d’imaginer la vie à l’ère du “tout-carte bancaire”, et laissait entendre qu’elle s’accompagnerait de la disparition des commerces de proximité (et de la bonne pâtée pour canidés). A l’heure où la Suède semble plus près que jamais de sauter le pas, les problématiques ne sont peut-être pas exactement celles-ci, mais pas si différentes pour autant : quid notamment des populations laissées en marge d’Internet et des smartphones (personnes âgées, migrants, SDF) ? La disparition de la monnaie sonnante et trébuchante n’est pas sans soulever de vrais enjeux de société – que l’on peine à vrai dire à se représenter vraiment, dans notre cher hexagone où le minimum de carte bancaire du tabac du coin s’élève encore souvent à 15 ou 20€. Pourtant les services de paiement dématérialisé se multiplient et se démocratisent, favorisant la fluidité des échanges financiers, et mettant en exergue les limites du bon vieux billet de banque – la route emprunté par la Suède semble ainsi à terme assez inéluctable. Placer un jour Dupa, l’auteur de Cubitus, parmi les prophètes du monde contemporain – qui l’eût cru ?
#hébergeur
#lcen
#plateformes
#droitd'auteur
#pourquoifairesimple
Le démantèlement de la dichotomie classique “éditeur/hébergeur”, telle qu’héritée de la fameuse directive eCommerce de 2000, transposée en France par la LCEN, semble désormais bien avancé : l’édifice craque sous les coups de boutoir d’initiatives législatives éparses et peu coordonnées. Voilà bien le noeud du problème : s’il est vrai que la catégorie unique d’hébergeur peine à recouvrir de façon pleinement satisfaisante des services désormais très divers, présentant des degrés d’intervention variés sur la présentation et la diffusion des contenus, la “solution” pointilliste du législateur européen, poussée à l’extrême au cours des derniers mois, semble en vérité faire seulement pire que mieux, en additionnant les obligations spécifiques à raison du type de contenu. Le point de rupture de la méthode est atteint lorsque, au gré de deux textes mal assortis, un même acteur pourra bénéficier du régime de responsabilité limitée de l’hébergeur à l’égard des contenus terroristes, mais non pas à l’égard des contenus portant atteinte au droit d’auteur – où l’absurdité politique finit par rejoindre l’absurdité juridique. S’il est vrai que la lisibilité et la cohérence du droit bénéficient autant aux opérateurs économiques qu’aux personnes souhaitant signaler un contenu, tout le monde devrait trouver son intérêt à essayer une autre voie : celle d’une véritable réflexion, approfondie et collective, sur le rôle systémique qu’ont pris certaines plateformes dans nos sociétés, et les formes et limites de la responsabilité que nous pouvons et voulons leur demander d’assumer en conséquence – réflexion qui ne soit pas guidée uniquement par des considérations purement financières et spécifiques à un secteur ou une économie. Le vœu est pieux, à l’évidence ; il n’en reste pas moins que la manière actuelle de légiférer sur ces sujets inquiète, à juste titre.
#article13
#directive
#droitd'auteur
#machiavelsortdececorps
Youtube a décidé de sortir des guns supplémentaires contre l’article 13 du projet de directive reformant le droit d’auteur unioniste, ou plutôt d’armer ses créateurs de contenu. Ces derniers ont ainsi été la cible d’une campagne de démarchage intensive de la part de la plateforme pour les inciter à réaliser des vidéos à charge contre l’article 13 : coups de fil personnels aux youtubeurs les plus influents pour leur “expliquer” les incidences prévisibles de l’adoption de la disposition, kits média avec éléments de communication préfabriqués à insérer dans des vidéos, emails d’ “information” alarmistes sur l’avenir de la création sur internet dans l’Union européenne, on ne lésine pas sur les moyens. Si l’on peut douter de la noblesse et de la loyauté de ces pratiques, l’on reconnaîtra à tout le moins le génie de ce coup de com’ qui semble déjà avoir produit son petit effet puisque même les enfants des députés européens leurs demandent pourquoi ils vont faire fermer leurs chaînes Youtube préférées. Pendant ce temps, un lobbying tout aussi intense fait rage de l’autre côté de la barrière…
#privacy
#surveillance
#GAFAM
#société
#bigbrotherisjudgingyou
Pourquoi avons-nous tant besoin de protection de la vie privée ? En ces temps de polarisation post-GDPR, où d’aucuns dénoncent l’impérialisme et l’obsession de la protection des données au détriment de l’initiative économique, et où d’autres ne sont que trop enclins à céder à des leitmotivs simplistes, la question mérite d’être posée. Cet article s’efforce d’y donner au moins une piste de réponse : à bien des égards, la protection d’une sphère “intime”, protégée de la surveillance tant publique que privée, s’analyse en une condition nécessaire de l’innovation tant sociétale qu’économique. C’est que cette innovation requiert une remise en cause des conventions, que la surveillance même la plus diffuse contribue au contraire à entériner – pour la simple raison que l’on prend moins aisément la parole lorsqu’on se sait observé(e). Cet argument, bien connu en matière de surveillance gouvernementale, se vérifie également face à l’emprise de plus en plus grande, quoique moins visible (et c’est peut-être ce qui la rend d’autant plus inquiétante), d’entreprises privées sur des domaines toujours plus intimes de nos vies. Où l’on constate que la protection de la vie privée, loin d’être une fin en soi, correspond en vérité à un projet et un idéal de société beaucoup plus vaste, qui n’a rien en soi d’anti-progressiste, y compris du point de vue économique – voilà qui méritait d’être rappelé.
#prospective
#futurologie
#génétique
#IA
#c'estpasdelaSF,c'estjustedelascience
Cinq cerveaux, quatre questions. Cette semaine le New York Times nous livre une magnifique conversation entre un généticien, un oncologue, un roboticien (oui, c’est un vrai mot), un écrivain et un chercheur dans l’IA qui abordent ensemble une série de thématiques sur l’avenir que nous promet les avancées technologiques : l’ingénierie génétique de nos enfants pour ne pas dire l’eugénisme à la Bienvenue à Gattaca, l’impact de l’intelligence artificielle sur la médecine, la question de savoir si nous nous connaîtrons trop bien pour notre propre bien et celle de savoir si l’extension de notre espérance de vie (ou l’immortalité) nous rendra plus heureux. On vous laisse découvrir.
#IA
#chine
#machinelearning
#fakeittillyoumakeit
#apprendreensamusant
Dans la grande course à l’IA, qui à l’heure d’aujourd’hui (il faut bien l’avouer) ne concerne guère, pour l’essentiel, que les Etats-Unis et la Chine, toutes les armes sont bonnes, et tous les atouts bons à prendre. Aussi n’est-il pas si étonnant de voir l’économie chinoise tirer parti, pour pousser le développement de ses entreprises en la matière, des mêmes méthodes que celles ayant fait sa force dans le domaine de la production “physique” : l’utilisation de travailleurs à bas coût pour la réalisation de tâches élémentaires répétitives, en l’occurrence pour “tagger” des millions d’images et ainsi constituer manuellement des bases de données utiles à l’apprentissage des algorithmes. Pratique trompeuse ? Le recours à l’intelligence humaine (ou du moins à la force de travail humaine) pour former l’intelligence artificielle est chose bien partagée, comme nous l’évoquions souvent dans ces colonnes – que l’on pense aux très nombreuses startups ayant usé de services de particuliers via la plateforme Mechanical Turk d’Amazon, côté US. On se rappellera ainsi du moins, contre les fantasmes comme les promesses trop souvent agités, que l’IA forte et totalement autonome de l’assistance humaine n’est pas encore née.