Le succès d’une bonne série d’heroic fantasy (c’est la période de Game of Thrones après tout) dépend tout autant de ses personnages principaux que de ses méchants : on se souviendra longtemps de Ramsay Bolton ou de Joffrey Baratheon, pas vraiment de Meryn Trant. Il semble que les États-Unis aient récemment trouvé le grand méchant de leur propre série : Huawei. Plongée dans l’intrigue du feuilleton du moment, Game of 5G.
Épisode pilote : posons les bases
C’est un secret de polichinelle que les États-Unis et la Chine sont engagés depuis près de deux décennies dans une cyberguerre d’espionnage économique d’une très grande ampleur, sur laquelle s’appuie la guerre commerciale actuelle. Les États-Unis accusent régulièrement la Chine de tenter de (ou de réussir à) s’introduire dans le systèmes informatiques de ses entreprises, pour en voler les secrets commerciaux et les innovations technologiques. La Chine se défend le plus souvent en pointant le manque de preuves et la portée géopolitique de ces accusations : quoi de mieux pour continuer à asseoir une hégémonie culturelle que de liguer l’Occident contre le grand méchant de l’Orient ?
Voilà les prémisses de notre show, faisons maintenant entrer Huawei (prononcer le “h” en expirant, puis ou-a-ou-ey de “hey !”). Fondée en 1987 par un ancien officier de l’Armée populaire de libération, la société est à la fois l’un des plus grand producteurs de smartphones au monde (en nombre de ventes, Huawei est deuxième après Samsung et avant Apple) et l’un des plus grands équipementiers et constructeurs de réseaux de télécommunications. L’entreprise emploie aujourd’hui plus de 170 000 salariés et opère dans plus de 170 pays, en prestant ses services pour la majorité des grands opérateurs télécoms mondiaux. Nous sommes donc face à un véritable géant du numérique, dominant à la fois en B2B et en B2C : le profil idéal pour un méchant.
Si les craintes des États-Unis ne sont pas récentes, elles se sont cristallisées il y a peu autour du développement du prochain réseau de télécommunications mobiles, cinquième génération, communément nommé 5G. Le réseau 5G est censé permettre à nos équipements mobiles d’atteindre des vitesses de connexion de très haut débit, et donc de permettre la réalisation d’un monde véritablement connecté où tous les objets communiquent pour fluidifier le reste de l’activité humaine. Huawei est aujourd’hui l’une des rares entreprises déjà prêtes à déployer le nouveau réseau, et est clairement la moins chère. Vous voyez venir le scénario ?
Fin de la première saison : cliffhanger
Il est clair que notre héros (les États-Unis) ne peut pas laisser plus se développer le méchant, surtout auprès de ses alliés européens qui sont probablement trop naïfs ou pas assez compétents (rayez la mention inutile) pour déceler les véritables intentions de Huawei : équiper le plus de pays possible tout en installant des backdoors, des failles intentionnelles connues seulement de Huawei, afin de permettre à la Chine d’accéder à l’ensemble des données échangées via la 5G, et donc de changer d’échelle dans le domaine de l’espionnage industriel. Bien entendu, ces craintes sont loin d’être injustifiées : on sait bien que les entreprises chinoises sont tenues bien bridées par le gouvernement, qui parvient même à faire plier les GAFAM – on se souvient des projets de censure de Google pour être accepté en Chine. D’une manière plus générale, le droit chinois permet au gouvernement d’obtenir la communication de toutes données à des fins de contre-espionnage. Les enjeux géopolitiques du hardware sont ainsi bien réels : on oublie trop souvent qu’Internet et le monde numérique, bien qu’immatériels, dépendent entièrement d’une infrastructure physique bien réelle et qui fait l’objet de toutes les convoitises. Contrôler l’infrastructure, c’est pouvoir contrôler le réseau, et il est légitime pour notre héros de vouloir éviter la captation de ses données et de celles de ses alliés, surtout quand on ne sait pas jusqu’où vont les liens de Huawei avec le gouvernement chinois – rappelons-nous que son CEO et cofondateur était un ancien officier militaire.
Au fur et à mesure de la saison, notre série s’emballe : de simple méfiance, les doutes de notre héros se sont transformés en certitude qui a conduit à l’édiction d’un mandat d’arrêt international contre la DAF de Huawei, arrêtée au Canada l’hiver dernier et en cours de bataille judiciaire pour éviter l’extradition aux États-Unis. Récemment, c’est la fuite dans la presse britannique que le Royaume-Uni ne comptait pas fermer ses portes à l’équipementier chinois, mais l’utiliser pour certaines parties peu sensibles du réseau, qui a de nouveau suscité l’ire de notre héros : tapant du poing sur la table, il a promis de ne plus échanger avec tout allié qui aurait recours aux services du méchant, et ce pendant que le Ministre de la Défense britannique était promptement limogé. Notre saison se termine sur le rappel de la révélation il y a maintenant 6 ans par un lanceur d’alertes américain que notre héros, si prompt à décrier les pratiques de cyberespionnage chinoise, avait lui-même implanté des backdoors au sein de ses propres géants du numérique, permettant une surveillance mondialisée de l’ensemble de ses alliés. Le véritable héros de notre série est ainsi révélé : notre bonne vieille Europe. Prise entre Charybde et Scylla, elle est confrontée à un choix entre deux maux : vaut-il mieux se faire espionner par les États-Unis ou par la Chine ? La suite à la prochaine saison.
Ce qu'on lit cette semaine
#chine
#5G
#USA
#ledessousdescartes
Si le droit des sociétés français vous a laissé des souvenirs arides, allez donc comprendre son pendant chinois : témoin l’exemple de Huawei, passé sur le devant de la scène depuis que la société chinoise s’est vue contrainte de montrer patte blanche aux Etats-Unis, et expliquer notamment la structure de son capital et de sa gouvernance. Des questions légitimes, évidemment, au vu des craintes et des accusations de contrôle par le gouvernement chinois, qui animent la scène médiatique depuis plusieurs semaines dans le cadre de la participation de Huawei à la construction des réseaux 5G à travers le monde ; les réponses apportées, cependant, sont en forme de surprise, et laissent pour le moins perplexe : pour qui l’ignorait, Huawei serait donc à près de 99% détenue par… un syndicat réunissant ses propres employés. Une forme d’entreprise auto-gérée, donc ? La réalité est évidemment plus complexe, et l’on laissera là les plus experts se faire leur idée : c’est que les parts détenues par les employés de cette société jamais cotée en bourse sont dites “virtuelles”, en ce qu’elles organisent un système de droits limités, a priori sans lien avec le contrôle réel de la stratégie de l’entreprise. La question demeure alors : qui détient (et contrôle) véritablement Huawei ? Secret des affaires, probablement.
#startups
#géopolitique
#financement
#argenttropcher
Le nerf de la guerre, vous disiez ? L’argent n’est en tous cas jamais dépourvu d’une certaine valeur politique, surtout lorsqu’il vient de pays aux positions aussi marqués que la Chine et les Emirats Arabes Unis ; aussi la Silicon Valley, l’écosystème de startups le plus célèbre et le plus important au monde, a-t-elle lieu aujourd’hui de se poser quelques questions sur l’origine des fonds qui la font vivre. Non pas qu’elle y soit arrivée par elle-même : à l’origine était un renforcement du rôle et des pouvoirs de l’organisme chargé de contrôler les investissements étrangers dans les secteurs économiques stratégiques, récemment voulu par Donald Trump à la suite des nombreuses tensions et inquiétudes causées par la Chine. Des formalités administratives particulièrement bloquantes pour les startups cherchant à lever des fonds en lien avec l’Empire du Milieu, qui ont de fait réduit la part des investissements en provenance de ce pays. A mettre en contraste (l’article y insiste), le cas des Emirats Arabes Unis, récemment décriés à la suite du meurtre supposé d’un journaliste, sans que les relais de leur financement au sein de la Silicon Valley ne s’en émeuvent trop : dans la géopolitique du pire, il y a décidément des poids et des mesures.
#facebook
#réseauxsociaux
#backtothefutureofmsn
Plus les semaines passent, et moins il semble possible de ne pas parler de Facebook si l’on souhaite traiter de l’actualité techno-juridique. Le réseau social est sur toutes les lèvres, le plus souvent pour les mauvaises raisons. Il devient en effet inhabituel de se poser des questions de fond sur Facebook tant les scandales ne cessent de se multiplier, mais c’est bien ce que nous propose The Economist en analysant les récentes annonces de Mark Zuckerberg lors de la conférence annuelle de son entreprise. Il semble en effet que les esclandres à répétition n’aient pas affecté le moral du jeune entrepreneur – qui fait même des “blagues” sur la vie privée – et que celui-ci est prêt à faire face aux nouveaux défis de sa création. Comment Facebook doit-il évoluer pour continuer sa domination du lien social numérique ? Zuckerberg se tourne vers la Chine et l’exemple de son application incontournable de messagerie, WeChat. Après tout, les jeunes millenials montrent déjà le chemin en n’utilisant déjà plus que Snap et Instagram, ce qui fait envisager à Facebook un avenir où la vie privée l’est et où les gens interagissent principalement par des messageries sécurisées et éphémères. Le futur du réseau social serait une version améliorée de MSN ? On n’y croira que lorsqu’on aura la possibilité de vous envoyer un wizz.
#terrorisme
#Régulation
#plateformes
#lunionfaitlaforce
Que peuvent les plateformes d’Internet, petites et grandes, face au terrorisme ? La question est on ne peut plus actuelle, à l’heure où gouvernements et législateurs multiplient les appels à une régulation renforcée des contenus terroristes, allant jusqu’à des injonctions de retrait sous une heure au niveau de l’Union Européenne. A en croire le Monsieur Anti-terrorisme de Facebook, qui s’exprime ici dans un essai au long cours, il reste cependant de profondes et problématiques incompréhensions entre les experts et acteurs publics d’une part, et les acteurs privés d’Internet d’autre part – la plus importante étant sans doute l’idée des premiers que les seconds ne souhaitent pas faire mieux ou davantage pour lutter contre le terrorisme. D’où l’objectif louable de proposer à la fois un retour d’expérience et les bases d’un langage commun, puisées dans les pratiques effectives des terroristes sur Internet, et la structure même des plateformes, qui toutes n’ont pas de fait la même taille ni la même fonction. Il en résulterait que la notion même de “régulation” est ici mal à propos, et qu’il faudrait plutôt envisager de nouvelles formes de coopération public-privé – et pour cela prendre acte de ce que les entreprises font beaucoup spontanément, par elles-mêmes, pour lutter contre les utilisations terroristes de leurs outils, mais qu’elles rencontrent ce faisant de nombreux dilemmes (par exemple : qu’est-ce au fond qu’un contenu terroriste, puisqu’il faut bien le qualifier ? quelles mesures privilégier pour les détecter ? vaut-il mieux, à tout prendre, accepter le risque d’en laisser passer quelques uns, ou celui de retirer des contenus licites ?), dilemmes qui méritent, à l’évidence, que la réflexion qu’ils imposent s’ouvre au maximum de parties prenantes et compétentes.
#ecommerce
#amazon
#histoired'internet
#citiusaltiusfortius
C’est une histoire qu’on ne se lasse pas d’analyser, tant il est important de comprendre, face au monde qui est le nôtre, comment nous en sommes arrivés là : aujourd’hui accusé de pratiques éminemment contestables à l’égard des vendeurs de sa marketplace, de ses employés, voire des clients eux-mêmes, Amazon, on le sait, n’a pas toujours été ce géant. Evoluant longtemps dans l’ombre de eBay, sa réussite a surtout été propulsée par une politique volontariste en matière de coûts et délais de livraison, culminant dans la création du programme Amazon Prime dont il est question ici. Sans doute s’est-il noué là l’état de fait, résultat d’une ambition toujours plus grande d’instantanéité en matière d’ecommerce, qui impose aujourd’hui des cadences toujours plus difficiles aux salariés, et des marges toujours plus fines aux vendeurs partenaires ; et cependant, à lire le détail de l’histoire telle que racontée par l’entourage professionnel de Jeff Bezos à l’époque, il faut bien reconnaître les limites de cette lecture téléologique, car les hésitations, divergences et obstacles internes semblent avoir été nombreux, passé l’intuition du désormais multi-milliardaire. Une plongée en immersion dans le management et la stratégie des géants économiques, en somme, dont on dispose finalement trop rarement.
#fintech
#néobanques
#jerêved'unebanque
Old habits die hard, comme on dit : voilà peut-être pour une part l’explication de ce retard accusé par les banques dans la modernisation et la fameuse “digitalisation” de leurs modèles d’affaires. Ajoutez à cela la masse critique, et des réglementations parmi les plus contraignantes, et l’on comprendra pourquoi le secteur a tant tardé à vivre sa révolution. Sous la pression d’un nombre toujours plus grands de nouveaux concurrents pure players (les “néo-banques”), toutefois, les choses finissent par se faire, et les plus grandes firmes accélèrent la manoeuvre : nouveaux produits et solutions entièrement dématérialisées, exploitation enrichie des données clients et financières… La question principale demeure : à qui tout cela profitera-t-il ? Si la modernisation a des avantages indéniables pour le consommateur (Dieu sait combien les méthodes de certaines banques peuvent encore aujourd’hui sembler archaïques), il existe évidemment le risque, catastrophique, d’un effondrement des acteurs critiques, éreintés par une concurrence mal anticipée, et à l’inverse celui d’une concentration mal avisée de trop grands pouvoirs de marché et de surveillance entre les mains d’un oligopole. Rien de nouveau sous le soleil : nous parlons là au fond des effets subis par tout marché, ni plus ni moins, lorsqu’il rencontre “son Uber”. Et cependant, le secteur des banques n’étant pas celui des taxis, on prendra garde à l’ampleur de ce qui se joue, car nous sommes cette fois bien tous directement concernés.