Les liens entre la protection de la propriété intellectuelle et le développement de l’innovation ont été longuement prouvés : la propriété intellectuelle incite la recherche et la découverte en garantissant le monopole exclusif de l’exploitation des créations, artistiques comme industrielles, pendant un temps. Mais comme le dit le proverbe, “ce n’est pas parce que tu peux que tu dois“.
Le patent troll et le copyright troll
Comme avec un peu tout, la pratique est susceptible d’avoir des conséquences imprévues originellement. Il n’en est pas autrement avec la propriété intellectuelle, notamment aux États-Unis où sévissent ce qu’on appelle les “patent trolls“. Il s’agit d’entreprises qui disposent de portefeuilles conséquents de brevets (le plus souvent rachetés) et qui attaquent en justice toute entreprise développant des produits ayant un lien avec leurs brevets, le but étant de forcer une résolution amiable moyennant un chèque non négligeable, les frais de justice et les dommages et intérêts étant plus élevés outre-Atlantique qu’ici. Cette défense vigoureuse de droits de propriété intellectuelle potentiellement peu exploités est susceptible d’avoir des conséquences négatives sur l’innovation.
Cette pratique semble également exister du côté du droit d’auteur, tant les pratiques de certains éditeurs de logiciels sont similaires. En témoigne le contentieux Oracle v. Google, qui vient de connaitre un énième rebondissement. Oracle a racheté en 2010 l’entreprise Sun Microsystems, qui développait le langage de programmation Java, lui-même utilisé par Google pour créer Android dès 2003, sans licence ni problèmes. Quelques mois après le rachat de Sun, Oracle a initié une action contre Google pour l’utilisation de Java sans licence, arguant qu’il y avait là contrefaçon de brevet comme de droit d’auteur. Après avoir gagné en première instance, Google vient de perdre en appel ce 27 mars dernier : d’après la Cour d’appel étasunienne, l’utilisation des interfaces de programmation applicative (API) de Java par Google ne constitue pas un usage loyal (fair use) et il y a donc contrefaçon de droit d’auteur, pour un montant à déterminer par les tribunaux de première instance mais pouvant aller jusqu’à plus de 8 milliards de dollars.
La terreur de la licence
Cette pratique de licence agressive n’est pas sans rappeler celle d’un autre grand éditeur logiciel. La Haute Cour de justice britannique a en effet donné raison en février 2017 à l’éditeur SAP sur la question des “accès indirects” : il s’agissait de savoir si un client de SAP devait s’acquitter de licences complémentaires pour des utilisateurs qui accédaient aux données de SAP via un logiciel tiers et une API conçue exprès par SAP pour faire le lien entre le logiciel tiers et celui de SAP. Ce faisant, les juges britanniques ont ainsi légitimé les pratiques d’audits pugnaces des éditeurs logiciels qui cherchent à déceler de telles utilisations indirectes afin de facturer de nouvelles licences.
Ainsi, si les juges semblent donner raison sur le fond du droit à ces “copyright trolls”, il n’est pas certain que l’effet sera positif pour l’innovation. Il est également possible que l’impact soit négatif pour la concurrence, et donc pour le consommateur : dans des secteurs très compétitifs, très concentrés, très fermés et très protégés, seules les entreprises comme Google pourront payer le prix demandé. Business as usual ?
L’actu en bref
Cette semaine, nos hautes juridictions ont été actives dans notre domaine : le Conseil constitutionnel a décidé qu’être obligé de fournir sa clef de déchiffrement ne contrevenait pas au droit au silence, mais que cette obligation devait être prononcée par le juge ; le Conseil d’État a considéré que les mesures de droit souple des autorités administratives pouvaient faire l’objet d’un recours ; la Cour de cassation a précisé la difficile mise en balance entre liberté d’expression et le droit à la vie privée et à l’image (PDF). Pour continuer sur le contentieux, la CNIL a mis en demeure Direct Énergie relativement au déploiement des compteurs Linky, et nous avons identifié deux questions préjudicielles d’importance : le consentement au traitement de données personnelles est-il valide si la case idoine est précochée, et faut-il rembourser les frais engagés pour la lutte contre la contrefaçon lorsque les mesures ordonnées s’avèrent non nécessaires ou sont révoquées ?
A noter également la publication du projet de loi fake news ; le fait que la presse étrangère parle de Cédric Villani comme de la “Lady Gaga de l’IA” ; les plans de Zuckerberg pour sauver Facebook ; un article d’il y a 8 ans qui pointe déjà les problèmes de vie privée soulevés par le réseau ; il est possible déclarer son DPO à la CNIL en ligne ; Uber a trouvé un accord amiable dans l’affaire de l’accident mortel impliquant une voiture autonome, repoussant à plus tard la question de la détermination judiciaire de la responsabilité ; les britanniques vont perdre les sites en “.eu” avec le Brexit ; et Monoprix et Amazon se sont mariés.
À ne pas rater cette semaine
Sinon, on vous propose une sélection un peu plus courte cette semaine, et pour cause : nous vous invitons à venir nous rencontrer lors d’une conférence sur la protection des données personnelles que nous donnons mercredi soir pour l’association l’Union des Savoirs. Cette conférence de sensibilisation grand public sera l’occasion de revenir sur les mécanismes de la protection des données personnelles et les grands enjeux de cette branche du droit. Également au programme de la semaine, le fameux rapport Villani sur l’intelligence artificielle, décortiqué pour nous par NextINpact. On vous propose également un coup d’oeil à un distributeur automatique de voitures taille réelle, un article qui revient sur la relation “je-t’aime-moi-non-plus” entre les autorités américaines et le chiffrement ainsi que des précisions sur la déclaration automatisée des revenus issus des plateformes. Pour conclure, on vous suggère la lecture d’un article sur la régulation trop rapide (et donc mauvaise) des smart contracts dans certains états étasuniens, et de vous intéresser au contentieux initié par la Clinique juridique sur l’Union Européenne contre l’organe de lutte contre les fake news du service d’action extérieure de l’UE.
Faites la Maj, et à la semaine prochaine !
Ce qu'on lit cette semaine
#logiciel
#USA
#google
#hardlawforsoftware
Oracle n’est peut-être pas la société la plus connue du grand public, ni même des juristes, mais elle est pourtant sans doute celle à la source (pun intended) des plus grands arrêts récents en matière de protection des logiciels : après la CJUE avec la fameuse décision UsedSoft relative à la “revente” de licences d’occasion, voici qu’une cour d’appel fédérale américaine fait droit à la demande d’Oracle à l’encontre de Google. L’enjeu du litige ? L’utilisation par la seconde de parties de code Java protégées par un droit d’auteur détenu par la première, et la possibilité ou non, pour justifier cette utilisation, d’invoquer la bien connue exception de fair use, typique du droit américain. Sachant que ces parties de code ont servi de base pour le système d’exploitation Android, la note pourrait être salée ; de fait, Oracle réclame rien moins que 8,8 milliards de dollars de réparation. Sauf intervention contraire de la Cour Suprême, il appartiendra désormais à un tribunal de renvoi de fixer ce montant.
#BATX
#wtf
#espéronsqueceluilàn'avalepaslespièces
Et si la fin du travail avait la tête d’un parking vertical géant avec des oreilles de chat ? C’est en tous cas ce qu’ont imaginé Ford et Alibaba, en concevant ce distributeur automatique de voitures, le “Super Test-Drive Center”, qui permet aux acheteurs de choisir et essayer la berline de leurs rêves à travers une simple application pour smartphone. Un concept déjà mis en oeuvre aux Etats-Unis, apprend-on dans l’article, et qui à vrai dire ne diffère que de peu de certaines applications comme Drivy, où le conducteur obtient et restitue la voiture sans aucune interaction humaine. Alibaba va plus loin cependant, en couplant cette expérience client avec un système de scoring : les utilisateurs se voient ainsi proposer des deals spécifiques par le Super Test-Drive Center, sur la base de leur utilisation des services du géant chinois. Dans un pays où les citoyens disposent désormais chacune d’une “note” individuelle, rien de tout cela ne saurait plus vraiment étonner.
#IA
#frenchtech
#pasdepétrolemaisdesidées
Après le GDPR et les différentes versions du projet de loi relative à la protection des données personnelles, Nextinpact poursuit son remarquable travail de décryptage des grands pavés du moment, avec cette fois le rapport de la Mission Villani sur l’intelligence artificielle, consultable sur son site dédié. Où l’on comprend que le dit document fait la part belle à l’initiative publique en la matière, en misant notamment sur la recherche publique pour contrer la fuite des cerveaux français vers les leaders américains. Le rapport invite également à une politique d’efforts concentrés sur quatre secteurs choisis : santé, environnement, transports et sécurité/défense, compris comme les domaines où l’investissement public aurait le plus de sens et d’effet à moyen terme. Enfin, et sans surprise, il est rappelé l’importance des data sets pour le développement d’une IA compétitive, et à cet égard des effets vertueux à attendre du GDPR, mais aussi… des exceptions de text and data mining en matière de droit d’auteur, lesquelles, rappelons-le, bénéficient justement à la recherche publique.
#chiffrement
#USA
#savoirdonner
Après l’administration Obama en son temps, c’est au tour des agences du gouvernement Trump de remettre sur la table le fameux problème du chiffrement : dans un monde où les terroristes et autres ennemis publics se montrent toujours plus habiles à cacher leurs traces (“going dark“), le chiffrement serait l’obstacle numéro un au travail des enquêteurs, et appelle donc, selon ces derniers, une véritable coopération de la part non seulement des opérateurs de réseaux, mais aussi des fabricants de hardware. Ces derniers sont en effet les interlocuteurs privilégiés lorsque l’accès à un terminal saisi dans le cadre d’une enquête s’avère bloqué par des mesures de chiffrement ; parmi les mesures envisagées, il s’agirait donc, notamment, d’associer à chaque terminal fabriqué une clé unique, conservé par le fabricant, à utiliser sur injonction judiciaire. Problème, bien évidemment : ces méthodes créent autant de risques de failles, lorsque celui qui voudrait en profiter est lui-même animé d’intentions mauvaises… Tandis que les échanges informelles entre l’administration américaine et les fabricants se multiplieraient, la question reste donc à cette heure largement ouverte.
#smartcontracts
#blockchain
#USA
#Régulation
#notsosmartlaws
A l’heure où chaque pays voudrait se montrer le plus accueillant à l’égard des technologies les plus “disruptives”, voici un friendly reminder à l’attention des législateurs : l’auteur nous rappelle, à bon droit, que ces technologies et leurs usages sont encore bien trop nouveaux pour qu’il puisse être prétendu les figer dans le marbre d’une définition légale, faute même qu’une telle définition puisse être trouvée qui fasse l’unanimité au sein de la communauté technique elle-même. La preuve par l’exemple : deux nouvelles lois adoptées par deux États américains, qui, sous prétexte d’enfin consacrer le fameux “smart contract“, regagnent à peine en effet d’annonce ce qu’elles font perdre en clarté et en sécurité juridique. Une preuve de plus, s’il en fallait, que légiférer de nos jours n’est pas une mission qui pourra encore longtemps aller sans une vraie humilité à l’égard de ces objets qui nous dépassent tous un peu.
#fakenews
#UE
#lebongrainetlivraie
Parmi le flot des révélations successives sur la proposition de loi “Fake news” du gouvernement Macron (dont le résultat final, après tant de teasing, s’avérerait presque décevant de maigreur), on en aurait presque oublié cette initiative européenne : la Disinformation Review du service d’action extérieure de l’Union Européenne date pourtant de 2015, bien qu’elle se soit doté récemment d’une nouvelle plateforme. Initiative controversée puisqu’elle fait aujourd’hui l’objet d’une plainte auprès du médiateur de l’Union Européenne, déposée par la Clinique juridique sur l’Union Européenne, organisme co-fondé par HEC et la NYU School of Law : la Clinique estime en effet que les méthodes de la Disinformation Review, parce qu’elles ne laissent notamment que peu de place pour le contradictoire, sont de nature à porter atteinte à la liberté d’expression, et en somme à faire plus de mal que de bien pour le droit à l’information. A l’heure où l’Union voudrait faire office de phare dans la nuit contre la déferlante des fake news, voici une action qui risque de compliquer encore le débat…