Aujourd’hui, on va rebondir sur un sujet qui, ceux qui nous lisent ne seront pas surpris, nous tient particulièrement à cœur chez Aeon : les GIFs. En effet, la grosse annonce de la semaine de ce côté-là, c’est l’acquisition de Giphy, l’une des plus grosses bases de données de GIFs du monde, par tête de livre pour un montant total de 400 millions de dollars.
Cette acquisition n’est pas la première du GIF game. Déjà, l’année 2018 avait vu un autre très gros poids lourd du marché, Tenor, passer entre les mains d’Alphabet. En deux ans seulement, une part substantielle du marché du GIF est passée entre les mains des MAFAG (on ne voit pas pourquoi ça ne pourrait pas marcher dans l’autre sens).
Like it, don’t like it, whatever, just buy it
Les GAFAM ont du cash, à n’en plus finir. Fin 2019, la trésorerie d’Apple, la plus élevée, était estimée à 200 milliards de dollars, celles de Microsoft et Google à environ 110/125 et celles d’Amazon et de Facebook à 50. Cette position, disons-le franchement en pesant nos mots, confortable, les place dans une situation très particulière d’un point de vue de la concurrence. Faute d’avoir l’envie ou l’opportunité de développer une solution concurrente d’un produit ou d’un service qui marche bien, les GAFAM disposent tous d’un « one click button » pour le mettre en panier et le racheter avec livraison dans les 24 heures. S’il existe certaines sociétés, comme les irréductibles Snap et Slack, qui font exception à la règle en ce qu’elles mettent un point d’honneur à exister par elles-mêmes, la grande majorité d’entre elles ne résistent pas à la tentation de leur assimilation dans le grand tout et n’hésitent pas à se faire phagocyter parfois par ceux-là mêmes contre qui elles menaient une guerre sans relâche : Whatsapp freine le développement de Messenger et les jeunes utilisateurs migrent sur Instagram au détriment de Facebook ? Facebook les acquiert. Waze propose un système de navigation par GPS plus performant que Google Maps ? Google les rachète. Amazon souhaite se lancer dans le streaming de jeu-vidéo et trouver un moyen de concurrencer Youtube (racheté par Google) ? Flemme de développer un outil maison, rachetons Twitch, le seul acteur du marché. Ça serait pas mal si Apple pouvait gratter des parts de marché à Spotify et pousser son propre service de streaming musical auprès de nouveaux utilisateurs, il n’y a qu’à racheter Shazam et commencer à les renvoyer exclusivement sur Apple Music. Microsoft veut proposer les meilleurs services de la planète aux développeurs ? Ça coûte combien Github ? 7,5 milliards, c’est tout ? Mettez m’en deux. Avec les 86 sociétés acquises par Facebook, les plus de 200 de Google/Alphabet et de Microsoft ainsi que la centaine d’Amazon et d’Apple, l’on aurait assez pour faire de cette petite farce une pièce en 5 actes intitulée « les GAFAM vont au marché, et finissent par l’acheter ».
Les limites du droit de la concurrence à la suprématie des GAFAM
Si le principe du rachat d’une entreprise par une autre n’a rien d’extraordinaire et relève tant du simple exercice du droit de propriété que de la liberté du commerce et de l’industrie, toutes les opérations de fusion et acquisition ne sont pas sans incidence sur le marché. Certaines d’entre elles peuvent avoir pour effet de réduire la concurrence comme peau de chagrin, voire d’entièrement la supprimer, en tant que tel ou faute d’implémenter certaines garanties. C’est tout l’enjeu du droit du contrôle des concentrations et du travail opéré par la Commission Européenne (et au niveau national, l’Autorité de la concurrence) qui s’assure que les rapprochements entre les entreprises ne nuisent pas au bon fonctionnement du marché unique. La question à 1000 points est donc : pourquoi ne voyons-nous donc pas la Commission Européenne se pencher sur le sujet avec la même force dont elle fait preuve pour les abus de position dominante ? La réponse courte à cette question réside dans le champ d’application du droit unioniste du contrôle des concentrations dont les opérations « avec une dimension communautaire » qu’elle est censée régir s’apprécient en fonction du chiffre d’affaires des entreprises concernées, et non des parts de marché qu’elles détiennent comme c’est le cas pour le droit des abus de position dominante. Or, et c’est là que le bât blesse, les entités acquises par les GAFAM le sont souvent à un stade où leur chiffre d’affaires est inférieur aux seuils établis par le Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, la particularité de l’économie du secteur du numérique voulant qu’il soit possible d’avoir un grand nombre d’utilisateurs, et donc de parts de marché, sans générer de revenus conséquents. A titre d’exemple, quand Facebook racheta Whatsapp en 2014 pour 19 milliards de dollars, la société avait généré seulement 10 millions de dollars de revenu en 2013 alors que son service de messagerie comptait plus de 300 millions d’utilisateurs actifs journaliers et plus de 400 mensuels. De quoi passer complètement sous le radar de la Commission qui n’aurait pu trouver quelque chose à redire que si Whatsapp avait engrangé, à l’époque, au moins 25 millions d’euros dans 3 Etats membres et 100 millions d’euros sur l’ensemble du territoire unioniste.
Une réponse géo-politique à un problème géopolitque ?
Le constat est donc là, le bâton du droit de la concurrence unioniste est aujourd’hui incapable de prévenir la progressive oligopolisation/monopolisation du numérique entre les mains des géants du net américains, faute de bras pour le tenir. Deux pistes sont envisageables. La première est certainement de réformer les critères du champ d’application du droit du contrôle des concentrations. La seconde, plus intéressante à évoquer car insuffisamment discutée, serait de trouver une réponse dans notre histoire économico-politique commune. Revenons donc un peu en arrière pour se placer à la fin des années 90. L’on sortait de la guerre froide, les Etats-Unis venaient d’imposer leur suprématie réticulaire à la planète et entendaient continuer d’asseoir leur hégémonie, en particulier militaire. En 1995, les mastodontes de la défense américaine Lockheed et Martin fusionnèrent et en 1997, Boeing racheta un autre très gros poids lourd de l’aéronautique et du matériel de défense : McDonnell Douglas. Le rapprochement des ces acteurs présentaient alors un problème immédiat de souveraineté aux Etats Membres de l’Union Européenne dont aucun des poulains nationaux n’arrivaient à la cheville de ces nouveaux géants. Le risque était en effet que leur sécurité nationale devienne, à terme, exclusivement dépendante d’entreprises américaines. La même année que le rachat de McDonnell Douglas par Boeing, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni appelaient conjointement les industriels européens de la défense à présenter sous un an un projet de regroupement. Seulement trois ans après, la European Aeronautic Defence and Space Company (EADS) voyait le jour. Aujourd’hui, EADS s’appelle Airbus, est devenu le numéro 1 du secteur de l’aéronautique et figure parmi les 10 plus grosses entreprises de la défense au niveau mondial. Aujourd’hui, également les Etats membres de l’UE sont confrontés à un problème immédiat de souveraineté, le risque étant que leurs infrastructures et entreprises numériques soient exclusivement dépendantes d’entreprises américaines.
Alors, très chers amis, on va vous laisser cogiter sur cette question très simple en ce mardi ensoleillé : à problème similaire, réponse similaire ?