“Le numérique s’est immiscé dans toutes les branches de nos vies” – voilà probablement l’une des phrases d’introduction les plus courantes aujourd’hui. Les implications de cette banalité sont cependant nombreuses : en plus des exemples classiques comme celui de la numérisation de l’économie, notre sommeil, nos relations sexuelles ou encore notre nourriture sont en passe d’être bouleversés par le numérique. Il en est même ainsi de notre mort.
La mort pour un juriste : question de définition
Comme tout phénomène de masse qui affecte l’ensemble de la société, la mort connait une définition juridique et est appréhendée comme objet de droit. Il en effet déterminant de s’accorder sur la définition de la mort, afin d’en tirer ensuite toutes les conséquences nécessaires. Un excellent article de blog sur le sujet détaille ainsi comment la modernisation de la science a provoqué un séisme dans la conception juridique de la mort : alors que la définition était auparavant assez simple et directe (“Une personne doit être considérée comme morte […] à l’instant où les battements du cœur ont cessé, où le lien vital qui relie toutes les parties de l’organisme a été rompu et où le fonctionnement simultané des différents organes nécessaires à la vie a été définitivement paralysé“, Tribunal de la Seine, 28 août 1889, DP 1892-2-533), la médecine moderne a permis de distinguer entre le coma, la mort cérébrale et la mort tout court, cette dernière ne survenant pas nécessairement à l’instant où le cœur cesse de battre puisque des greffes de cœur sont désormais possibles. Le progrès médical, favorisé par le numérique, a ainsi permis de largement complexifier la notion de mort, au point même où il est désormais question de réglementer l’euthanasie et les conditions auxquelles une personne peut être maintenue en état de vie pendant un certain temps (cas de Vincent Humbert et de Vincent Lambert, notamment).
Un certain nombre de textes encadrent donc aujourd’hui la définition de la mort – on peut ainsi citer l’article R. 1232-1 du Code de la santé publique, qui permet au médecin de réaliser un “constat de mort” en cas simultané d’absence totale de conscience et d’activité motrice spontanée, d’abolition de tous les réflexes du tronc cérébral et d’absence totale de ventilation spontanée. L’article R. 1232-2 va même jusqu’à définir le nombre d’encéphalogrammes plats et l’intervalle de temps minimal entre les mesures lorsque la ventilation était assistée avant le décès. Au-delà de la notion de décès, c’est également la manière dont on dispose du corps qui est encadrée, notamment par le Code général des collectivités territoriales, qui prévoit ainsi un délai minimal (24h) et maximal (6 jours) pour procéder à l’inhumation – on précise que le dimanche et les jours fériés ne sont pas compris dans le calcul.
La mort moderne, entre héritage et oubli
Bien que le degré de détail puisse prêter à sourire, il est évident qu’il est nécessaire. Pour éviter des désastres humains, d’abord – on imagine bien la raison d’un délai minimal de 24h avant de procéder à l’inhumation. Également pour s’accorder sur le point de départ des effets juridiques du décès : il s’agit bien sûr des successions et héritages. L’immatériel a très vite bouleversé ces étapes traditionnelles : comment gérer l’héritage d’une œuvre protégée par le droit d’auteur ? Toujours l’objet de débats (est-il légitime pour un héritier de pouvoir disposer de l’œuvre de son parent, alors que l’œuvre est l’empreinte de la personnalité de ce dernier ?), la question est aujourd’hui réglée par une fiction juridique qui fait durer les droits patrimoniaux 70 ans à compter du décès de l’auteur. La mort est également le point de départ de la perte de droits : ceux que l’on nomme les droits personnels s’éteignent logiquement avec la personne. C’est ainsi que la protection des données personnelles ne s’applique pas aux données relatives à une personne décédée. Une forme de protection persiste avec les délais d’accès à certaines archives publiques, mais elle relève plutôt d’une volonté de conserver la confidentialité des documents que de protéger les personnes.
Le numérique, et en particulier Internet, viennent à nouveau bouleverser cet état de fait. Alors qu’auparavant, le deuil était grandement fondé sur notre capacité à accepter progressivement, douloureusement, la disparition de la personne décédée, même cette période si intime est chamboulée : comment procéder alors que sur Internet rien ne s’efface, et que Facebook, Twitter et YouTube gardent “vivant” le profil de la personne ? Potentiellement inspirés par un épisode de Black Mirror, certaines sociétés travaillent déjà à générer une personne artificielle à partir de ces profils pour discuter après la mort. C’est sans compter les espoirs transhumanistes de prolonger considérablement nos vies, voire de lutter contre la mort elle-même. En attendant, le droit commence à prendre en compte ce nouvel état de fait : la France a été l’un des premiers pays à accorder le droit de donner des directives sur le sort de ses données personnelles après sa mort. Comme souvent, la question est désormais celle de l’effectivité de ce droit, question encore plus complexe lorsque l’on n’est pas là pour s’en assurer.
Ce qu'on lit cette semaine
#mortnumérique
#droitàl'oubli
#rgpdécédé
La mort est un business, et ce n’est pas nouveau : l’entretien et la manutention des corps jusqu’à leur dernière demeure a donné lieu à toute une série de métiers aussi ancestraux qu’exotiques aux yeux du commun des mortels. Mais les thanatopracteurs de demain commencent déjà à créer un nouveau marché : celui du corps immatériel – en somme les données à caractère personnel. Propulsée par des lois propices (en France la fameuse loi pour une République numérique, mais aussi son équivalent en Corée du Sud), l’activité consiste en la gestion des données du défunt, le plus souvent dans le sens de leur suppression. Rien de complètement nouveau cela dit : les agences de e-réputation ont intégré depuis un moment déjà dans leurs grilles de prestations l’exécution de demandes de droit à l’effacement GDPR pour le compte de sujets bien vivants (sans peut-être d’ailleurs trop s’interroger au passage sur la notion de droit strictement personnel) ; comme le souligne l’article toutefois, la question prend un tour et une importance bien plus importants lorsqu’elle se joue post-mortem : il en va en effet, après tout, de notre droit à “mourir vraiment”, c’est-à-dire à quitter le monde humain au sens existentialiste de l’expression. Sans oublier l’intérêt indirect des descendants. En définitive, l’émergence de ces nouveaux modèles d’affaires confirme tout simplement une réalité prévisible, mais matière à débat : en matière de mort numérique comme de mort corporelle, de belles funérailles, ça se paie.
#IA
#assistantsvocaux
#moteursderecherche
#themoreyouknow
Avons-nous vraiment besoin des quinze pages de résultats de Google Search ? En pure pratique, il serait difficile d’affirmer que oui : notre utilisation quotidienne des moteurs de recherche est principalement orientée vers l’obtention d’une réponse précise à une question simple, ce en quoi (si la seconde est bien formulée, et moyennant un peu d’esprit critique) nous sommes en général rapidement satisfaits. Et pourtant : face à l’évolution implacable de nos usages que semble induire l’arrivée des assistants vocaux dans notre quotidien, c’est tout notre rapport à l’information, avec lui toute une série d’enjeux épistémologiques, culturels et économiques, qui s’apprêtent à connaître de vrais bouleversements. Passer d’un Internet du lien (hypertexte) et de la navigation à un Internet de la “one-shot answer” n’a rien d’évident ni d’anodin, et tandis que les principaux acteurs du monde numérique préparent cette transition, suivant en ceci l’exemple préfigurée par un ancien ingénieur d’Amazon, et menaçant de renforcer la dépendance à leur égard de bien des business models, c’est sans doute à nous, utilisateurs, de nous interroger sur l’impact intellectuel de ce nouveau mode de recherche – dans lequel le risque de dépendance n’est pas moins grand. Au-delà du défi technique (lui-même passionnant), c’est à cette saine réflexion qu’invite cet article au long cours.
#algorithme
#IA
#legranddépouillement
C’est un peu le débat dans le débat, et pourtant il n’est pas moins important que l’autre n’est grand : comment assurer un dépouillement à la fois efficace et fidèle des (très) nombreuses contributions citoyennes lancées sur la plateforme participative du “Grand débat”, dans le délai de deux semaines (sic) voulu par l’exécutif ? On croirait lire là le script d’Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre transposé dans l’univers macronien, à ceci près que les Numérobis d’aujourd’hui ont l’avantage, en ce qu’ils disposent d’algorithmes puissants pour le traitement de l’information. Et pourtant : surgit immédiatement la question (habituelle) de la neutralité, ou du moins de la loyauté et de l’efficacité de ces algorithmes pour produire un rendu sincère de l’ensemble des contributions ; de fait, plusieurs collectifs voient le risque de certains biais dans la méthode employée, qui ne permettrait pas de rendre compte de certains effets d’accaparement de la plateforme par des groupes organisés, ou encore de propositions isolées mais trop novatrices pour entrer dans l’une des catégories fixées a priori. D’où des initiatives concurrentes (et pourquoi pas complémentaires) du traitement “officiel” de l’information, confié à une société en particulier ; on ne peut que s’en féliciter : l’intérêt du Grand débat ne réside-t-il pas en premier lieu dans sa transparence, permettant à tout un chacun (et surtout à aucun plus qu’un autre) de s’emparer de ce brainstorming à grande échelle ?
#aliens
#espace
#ETrépondsautelstp
Enrico Fermi est un physicien de la première moitié du 20ème siècle, principalement connu des étudiants pour ses questions (à la Fermi) qui consistent à tenter de résoudre avec le moins d’information possible et de la logique pure des questions d’estimation (combien de personnes sont en train de lire la Maj là maintenant tout de suite ?) mais aussi pour son paradoxe. Il y a en effet des milliards d’étoiles dans la galaxie qui sont similaires au Soleil, un certain nombre d’entre elles étant considérablement plus vieilles. La probabilité est élevée que certaines de ces étoiles soient orbitées par des planètes similaires à la nôtre, qui, en l’état de nos connaissances, semble idéale pour abriter la vie. Il est également extrêmement probable que quelques unes de ces planètes aient connu de la vie intelligente, qui aurait pu, à notre instar, développer le voyage spatial (rappelons-nous que l’espèce humaine n’a que quelques centaines de milliers d’années, une durée risible à l’échelle de l’univers). Même à la vitesse à laquelle nous allons, la Voie Lactée se traverserait en quelques millions d’années. Pourtant nous n’avons jamais détecté le moindre signe de vie extraterrestre, ce qui a poussé Fermi à demander “Mais où est tout le monde ?” C’est à cette question que tentent de répondre un certain nombre de spécialistes, dont les recherches sont détaillées dans ce splendide article de National Geographic.
#cyberpolice
#censure
#internet
#arrêtezdeparlersvp:'(
Parce qu’il est un espace où les idées s’échangent, et que les idées sont parfois dangereuses, Internet n’est pas forcément vu d’un très bon œil par les gouvernements autoritaires du continent africain, où 21 coupures ont été enregistrées l’année dernière. Les justifications sont diverses, empêcher que des actes de violence s’organisent ou que les étudiants trichent aux examens nationaux, mais les méthodes restent les mêmes : blackout total, blocage d’accès aux réseaux sociaux, ou, pour la plus pernicieuse, limitation de bande passante jusqu’à rendre des sites inaccessibles et des applications inutilisables. Cependant, le coût de maintenir une population en isolement communicationnel n’est pas neutre, un rapport chiffre la perte de PIB journalier de 0,4 à 1,9, selon la connectivité du pays, par jour de shutdown. Il n’est même pas évident que ces mesures soient efficaces puisque dans certains pays, les censures mises en place n’ont fait que rajouter de l’huile sur le feu des causes qu’il était question de juguler et que les internautes les contournent grâce au VPNs. Des actes à condamner de toute part, donc, que ce soit sur le plan des principes ou sous l’angle de la froide rationalité économique.
#techno-éthique
#IA
#conscience
#technospécisme
C’est la perspective renversante de la semaine. Une conception populaire du développement de l’IA est qu’elle a vocation à (et devrait) se rapprocher de plus en plus de l’être humain. La thèse de la personnalité juridique des robots en est une émanation, mais également le test de Turing, qui a pour but de dénicher ceux des algorithmes qui seront capables de faire croire à un jury qu’il discute avec un être humain. Pour certains cependant, une machine qui passe le test de Turing n’est qu’une forme de publicité mensongère, faute de véritable conscience (postulat fort), qui nécessiterait un encadrement poussé de la manière avec laquelle elle est utilisée à mesure que l’on se remet à son bon jugement. Ainsi de la possibilité d’un test de Turing inversé, testant un jury, adossé à un système de certification et de responsabilité particulière pour que seuls les opérateurs capables de discerner les erreurs des algorithmes soient autorisés à prendre des décisions avec leur assistance. Un argument éthique pour la position du différentialisme technologique.
#techno-éthique
#IA
#textgeneration
#dangerousalgoahead?
La semaine dernière, OpenAI, un laboratoire de recherche sur l’IA originellement mis en place par Elon Musk , a suscité la surprise et l’angoisse générale en refusant de publier une grande partie de ses recherches sur son algorithme de génération de texte GPT-2 (si vous avez rigolé, vous êtes vraiment un enfant), au motif que les chercheurs craignaient que leur travail puisse être réutilisé par des personnes malveillantes pour créer des fake news à la pelle et court-circuiter les filtres de contenu. Dans un domaine de la recherche où la règle est la publicité par défaut, autant vous dire que ça a fait jaser, donnant ainsi lieu a un vrai débat d’éthique. Parmi les arguments contre cette décision, l’on retrouve la crainte que l’industrie revienne plus généralement sur ce principe de publicité par défaut qui permettait aux chercheurs indépendants (et sans le sou) d’avoir accès gratuitement à la totalité des connaissances existantes, l’idée que la confidentialité d’OpenAI ne freinera pas les plus déterminés à avoir accès à l’information non-divulguée, que l’algorithme en question était inoffensif ou encore qu’il faut justement rendre la recherche sur les algorithmes “dangereux” pour permettre à tous de trouver des solutions pour les contrer. Quelque soit notre bord, l’on sera très heureux que ces questions soient débattues.
#créativité
#IA
#explicabilité
#humanity'slaststand
Encore de quoi nourrir la réflexion sur la différence ontologique entre l’homme et la machine. Si la théorie de la singularité, défendue par certains penseurs bien connus de nos services comme Ray Kurzweil ou dans une autre mesure Nick Bostrom, font espérer que l’avènement d’une intelligence artificielle générale propulsera une humanité libérée des contraintes cérébrales et organiques dans une époque de grande innovation, d’autres sont plus réservés. Contre la vision computationnaliste de l’activité humaine, il existerait un no bridge entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine qui se manifesterait particulièrement dans la mise en œuvre de la créativité. Si, en effet, les algorithmes arrivent aujourd’hui à simuler du Bach jusqu’à en tromper les experts, voire même à faire du meilleur Bach que Bach lui-même, ils ne seraient jamais capables d’atteindre le stade du génie créatif. Celui-ci étant défini par la faculté de changer notre compréhension du monde et nos codes pour l’apprécier, la machine en serait dépourvue, faute pour elle d’avoir une réflexion sur sa propre pratique mais également de pouvoir l’inscrire dans un contexte social et culturel, de pouvoir partager et propager sa vision pour faire changer la nôtre. Les génies de demain n’auraient donc rien à craindre, l’IA ne viendra pas leur piquer leur job. En revanche, pour les autres…