Hier, lundi 24 février de l’année vingt vingt déjà zinzin, alors que le monde entier retient son souffle face au développement quasi pandémique du coronavirus et que l’on trouve quand même le moyen d’en rire un peu sur twitter, l’épopée judiciaro-géopolitique du lanceur d’alerte controversé Julien Assange a atteint une nouvelle étape décisive avec l’ouverture de son procès au Royaume-Uni devant donner lieu à une décision sur son extradition vers les Etats-Unis, où il risque, absence de confusion des peines oblige, deux vies de prison. S’il s’agit, du point de vue de la pratique du droit international, d’un cas de business as usual, la trajectoire d’Assange et les conditions de sa détention provisoire sont l’occasion de s’interroger sur l’effectivité du droit de la protection des lanceurs d’alerte.
Le gentil principe du régime de la protection des lanceurs d’alerte
Que ce soit en France, avec la loi Sapin 2, ou aux Etats-Unis avec le almighty premier amendement de la Constitution protégeant la liberté d’expression, le principe du régime de la protection des lanceurs d’alerte est simple et veut qu’un lanceur d’alerte ne soit pas inquiété pour les informations qu’il aide à dévoiler sur la place publique. L’idée sous-jacente de ce régime est donc de favoriser la mise en lumière de faits illicites qui seraient autrement restés dans l’ombre, et probablement enterrés, si le lanceur d’alerte devait craindre d’être sanctionné pour ses actes. La loi considère ainsi que les violations des obligations de confidentialité et la protection des divers types de secret au sens large (bancaire, défense etc.) sont moins importantes que le droit à l’information du public et la répression des auteurs d’actes illicites plus graves. En passant par l’instauration d’une irresponsabilité de fond, la protection des lanceurs d’alerte repose ainsi sur une approche économique visant à modifier l’équilibre des coûts et des bénéfices associés à la révélation d’information protégée : là où, en l’absence de ce régime, un lanceur d’alerte potentiel aurait pu préférer se taire si sa crainte d’une sanction pénale, dont les facteurs sont la probabilité d’être sanctionné et le montant de la sanction envisageable, était plus importante que la satisfaction qu’il tirerait d’avoir effectué, selon ses motivations, une « bonne action », ce même lanceur d’alerte, s’il savait qu’il bénéficiait d’une irresponsabilité, passerait à l’acte car plus aucun coût n’y serait associé et seuls les avantages subsisteraient. Avec ce régime d’irresponsabilité, la balance reste donc systématiquement positive.
Sur le papier, tout ce petit système marche très bien et les lanceurs d’alerte peuvent se complaire dans la joie de l’espace de liberté qui leur est créé et dévoiler des faits illicites à tout va tout en faisant des claquettes. Seulement, leur protection n’est pas absolue car l’application de ce régime d’irresponsabilité de fond est assortie d’un certain nombre de conditions la limitant.
La rançon des conditions d’application de la protection des lanceurs d’alerte
Si la loi peut venir protéger les lanceurs d’alerte dans la poursuite d’objectifs d’intérêt général, celle-ci trace, et doit tracer, néanmoins une distinction entre les cas dans lesquels des révélations sont souhaitables et ceux dans lesquels elles ne le sont pas. Cette distinction est nécessaire afin d’éviter que le régime de protection des lanceurs d’alerte ne puisse être le refuge de tous les délinquants opportunistes, ce qui dévoierait l’objectif premier poursuivi par cette protection. A un moment donné donc, la responsabilité doit retrouver son emprise. En France, nous avons des critères comme ceux de la bonne foi et du désintéressement du lanceur d’alerte ou encore le fait que les révélations doivent viser des violations ou des manquements « graves et manifestes ». Aux Etats-Unis, la protection des journalistes est limitée aux cas où ces derniers ne font que publier des informations qu’ils ont « passivement » reçues sans avoir eux-mêmes participé aux actes répréhensibles d’obtention d’information. Ces conditions à l’irresponsabilité de fond sont légitimes mais produisent également un effet kiss cool important, pouvant aller jusqu’à la priver de son intérêt.
En effet, et oui nous enfonçons ici une double porte ouverte, les conditions du régime de protection définissent la limite entre le sanctionnable et le non sanctionnable. S’il est donc envisageable qu’un lanceur d’alerte puisse ne pas bénéficier du régime de protection spéciale, c’est donc qu’il peut encore être poursuivi. Et il le sera bien souvent. Seulement, à l’inverse des règles de fond, celles de procédure pénale sont les mêmes pour tout le monde et les lanceurs d’alerte sont logés à la même enseigne que le commun des mortels. Tout comme M. Tout le monde, un lanceur d’alerte peut être placé en détention provisoire dans l’attente de son procès. Selon les délais de jugement de sa juridiction, les particularités processuelles de son cas, et les différents recours qui peuvent être formés avant l’obtention d’une décision définitive statuant sur le fond, cette détention provisoire peut durer plusieurs années. L’on voit donc en quoi l’équilibre économique voulue par le régime de la protection des lanceurs d’alerte est grandement compromis par cette considération. L’incitation à la révélation d’information qu’il souhaite créer en supprimant les risques de sanction n’est que théorique. Ainsi, même si in fine un lanceur d’alerte pourra être jugé irresponsable, il reste possible pour ce dernier d’être incarcéré. Le coût associé à la révélation d’information protégée n’est donc pas nul, mais élevé.
Et pour s’en rendre compte, il suffit de regarder l’exemple actuel de Julien Assange. A la suite de son arrestation en avril 2019 par les forces de l’ordre britanniques alors qu’il résidait dans l’ambassade de l’Equateur, Assange a été immédiatement placé en détention provisoire dans l’attente de son procès sur la procédure d’extradition que les Etats-Unis ont finalement décidé d’initier. Les conditions de sa détention au Royaume-Uni présentent de très sérieux risques pour sa santé (sans compter de nombreuses atteintes aux droits de la défense). Sa situation est si grave que des médecins du monde entier craignent pour sa vie. Dans ces conditions, peut-on réellement parler d’une protection des lanceurs d’alerte ?
Le « cas Assange » illustre ainsi tous les paradoxes (d’aucuns moins policés parleraient d’hypocrisie) du principe de la protection des lanceurs d’alerte et de sa mise en œuvre. D’une certaine manière, il lance une méta-alerte sur la protection des lanceurs d’alerte en étalant de facto ses écueils au grand jour et nous ne pensons pas trop nous avancer en affirmant que les lanceurs d’alerte potentiels se demanderont s’ils sont prêts à suivre la même trajectoire que le fondateur de Wikileaks avant de monter sur scène. Quant à Julien Assange lui-même, il sera sûrement très content s’il bénéficie d’un régime d’irresponsabilité de fond à l’issue de son épopée judiciaire. Encore faut-il qu’il ne meure pas en prison avant. Pour éviter que cela soit le cas, n’hésitez pas à signer la lettre ouverte de juristes à laquelle nous nous sommes associés !