Le plus étrange, dans cette fameuse tribune publiée la semaine dernière par Mark Zuckerberg, est probablement le moment où celle-ci intervient : alors que des articles revenaient il y a quelques semaines à peine sur les efforts de lobbying de Facebook pour contrer l’émergence de nouvelles réglementations de protection des données personnelles, pourquoi appeler aujourd’hui à la régulation forte ? On peut y voir deux mouvements concomitants.
L’équivocité de l’intermédiaire
Si nous ne sommes pas fans de l’acronyme GAFAM, force est de constater que l’ensemble des géants du net sont dans une position assez semblable au regard des contenus traités par leurs plateformes et services : aucun n’est éditeur ou producteur. Qu’il s’agisse des moteurs de recherche, des réseaux sociaux ou encore des places de marché en ligne, tous ont construit leurs services sur le principe de la mise en relation, de l’intermédiation, de l’agrégation et du partage de contenus. Le succès de ces services démontre leur utilité et la valeur ajoutée qui est bien créée par les géants du net : face à l’accroissement toujours plus rapide de la masse d’informations disponibles, les intermédiaires de classement et de tri sont nécessaires pour permettre d’y voir plus clair. Les sceptiques peuvent tenter de retrouver des images et des vidéos de ce qu’était la recherche sur Internet avant Google, lorsque des annuaires de liens étaient dressés à la main et qu’il suffisait d’écrire 50 000 fois le mot “maj” en blanc sur fond blanc pour être le premier résultat.
Le caractère équivoque de cette situation n’apparait que lorsque des contenus illicites émergent : il est bien évident que l’on ne peut alors accuser l’intermédiaire d’être responsable de la création du contenu illicite, mais les questions continuent de se poser en ce qui concerne sa diffusion. C’est pour tenter de trouver un équilibre entre protection des intérêts de la société à ne pas voir se propager des contenus illicites et liberté d’expression que le régime de la responsabilité limitée de l’hébergeur a été conçu, afin que les intermédiaires ne puissent être inquiétés qu’en cas d’inaction fautive, après signalement. En pratique, le régime implique souvent de placer l’hébergeur dans une position de juge temporaire de la licéité du contenu : l’hébergeur est ainsi à la fois tiers neutre et départiteur. Il semble que cette double casquette est désormais remise en cause par les hébergeurs eux-mêmes, Zuckerberg appelant explicitement à ce que lui soit ordonné le retrait de contenus par une autorité administrative indépendante : “les décideurs publics me disent souvent que nous avons trop de pouvoir en matière d’expression, et franchement, je suis d’accord“.
La déresponsabilisation du déserteur
La solution pourrait effectivement permettre d’endiguer la propagation des contenus illicites, mais cela se ferait certainement au détriment de la liberté d’expression et d’information, voire de la protection de la vie privée : il n’y a qu’à voir le nombre de voix qui s’élèvent aujourd’hui au sein du gouvernement pour critiquer le pseudonymat pour comprendre à quel point confier à une autorité seule la charge de la censure générale sur Internet serait un choix liberticide. Alors que Facebook et les autres géants du net sont en cours de collaboration avec la Commission Européenne pour travailler à la conception et la mise en œuvre de codes de bonne conduite pour la lutte contre la désinformation et les contenus illicites, la tribune de Mark Zuckerberg ressemble surtout à une désertion. Le pendant du régime de responsabilité limitée de l’hébergeur, qui relève d’une certaine tolérance envers l’erreur et d’une acceptation des risques, est que les principaux concernés doivent collaborer, sinon le régime est voué à l’échec.
C’est bien tout le but du développement des codes de conduite, des chartes éthiques et des mécanismes d’autorégulation : les règles impératives, que l’on appelle “droit dur”, sont déjà en place, et seuls des coups de pouce et des incitations bien placées semblent nécessaires pour garantir le bon fonctionnement du système. Appeler aujourd’hui à ce que des tiers fassent les choix de retrait de contenus, c’est surtout baisser les bras et jeter l’ouvrage avant d’y avoir apporté les dernières touches, pourtant les plus essentielles. Que Zuckerberg ne s’y trompe pas : si l’implication des géants du net dans la lutte contre les contenus illicite diminue, alors la tolérance envers l’erreur et le risque diminuera aussi, et la société sera en droit d’exiger une obligation de résultat. Pas sûrs que cela soit plus sûr juridiquement pour les hébergeurs.
Ce qu'on lit cette semaine
#Régulation
#GAFAM
#privacy
#fakenews
#lesyndrômedubonélève
C’est une déclaration qui en a surpris plus d’un et déclenché les réactions les plus mitigées, au premier rang desquelles celle de la CNIL britannique, l’ICO, qui ne manque pas d’humour (s’il s’agit bien d’humour british) : dans une tribune personnelle, Mark Zuckerberg appelait les gouvernements et autorités étatiques à plus de réglementation pour lutter contre les dérives d’Internet, telles que la désinformation. “Régulez-nous”, en somme. Chiche, répond le législateur européen, qui rappelle ici tout ce qui a déjà été fait, et ce qui suit dans les tuyaux, pour ne pas manquer d’indiquer à Facebook qu’avant d’en demander plus, il faudrait peut-être déjà finir son assiette. Plus sérieusement : au-delà du coup de comm’, à l’évidence mûrement réfléchi, on ne peut s’empêcher d’être perplexe. L’argument de Facebook est d’autant plus surprenant qu’il correspond à l’antithèse même de l’esprit de la Silicon Valley : confinant à la servitude volontaire, il s’agirait de demander à l’Etat de prendre pour nous des décisions que nous ne nous pensons pas capables de prendre et respecter nous-mêmes. Peu réaliste, au demeurant : les formes les plus actuelles de réglementation, face à l’accélération des techniques, consistent au contraire à fixer des grands principes en laissant le soin aux acteurs concernés d’imaginer les mille moyens concrets de s’y conformer (témoin le GDPR) – seule méthode susceptible d’assurer une pérennité et une effectivité de la règle de droit. Finalement, telle est la réponse à l’étonnante tribune de Zuckerberg : le droit d’hier, d’aujourd’hui et de demain ne peut toujours être qu’une co-construction ; prenez-en votre part.
#concurrence
#plateformes
#économienumérique
#yenaquidoiventpasêtresereins
Le 4 avril dernier à Bucharest, c’était la journée des consommateurs européens et de la concurrence et l’occasion pour Margrethe Vestager de revenir sur les derniers faits d’arme de la Commission dans l’économie numérique mais également de commenter le rapport de ses équipes, fraichement publié, sur la politique de concurrence à l’ère du digital. Ainsi, la Commissaire relève le rôle particulier des régulateurs, et donc de la Commission, dans la sanction des éventuels abus de position dominante commis par les entreprises sur les marchés où l’importance de la donnée et les effets de réseau empêchent les compétiteurs qui n’ont pas atteint une masse critique d’utilisateur de rivaliser avec les gros. Madame Vestager a également rappelé que si de nombreuses théories de l’atteinte concurrentielle restaient valables, les spécificités du numérique appelaient également à pouvoir en déceler de nouvelles formes, comme la prévention de la faculté de l’utilisateur de tester des services alternatifs. Du côté du registre de la réparation, ces mêmes spécificités appelleraient à leur tour que les autorités de contrôle aillent plus loin que la simple injonction de cesser les pratiques illicites constatées pour imposer aux entités sanctionnées de mettre en place des mesures pro compétitives pour permettre aux compétiteurs de rattraper le retard dont ils ont souffert. Ah, et last but not least, on sent poindre la théorie des infrastructures essentielles appliquée à la donnée. Du gros lourd.
#fakenews
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#gouvernement
#miroirmiroir
On ne va pas se mentir, c’était vraiment le move marrant de la semaine dernière qui a fait déborder l’esprit du premier avril sur les quelques jours d’après. Twitter a refusé de diffuser la campagne publicitaire #ouijevote initiée par le gouvernement pour inciter à participer aux élections européennes. A la suite de l’adoption de la loi anti fake news, la plateforme avait ainsi pris le pari de refuser toute campagne publicitaire à finalité politique, faute de publication du décret d’application précisant les modalités de mise en œuvre des obligations de transparence à laquelle elle aurait été soumise. De son côté, le gouvernement, piqué au vif, a bien évidemment fustigé la prise de position de Twitter et fait pression sur la firme par l’intermédiaire d’un Cédric O fraichement arrivé du dernier remaniement tant et si bien que Twitter a terminé par céder et diffuser la campagne. L’enjeu n’a par ailleurs rien d’anodin puisque, comme le rapporte Marc Rees dans son article, le ciblage d’une campagne d’incitation au vote peut être utilisé pour favoriser un parti au détriment des autres en fonction du public ciblé et ainsi constituer de la propagande électorale indirecte. Chacun se fera son avis sur le sujet.
#porno
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#plaisirdoffrir
Admettons-le aujourd’hui : lorsqu’il y a encore un an ou deux, la réalité augmentée ou virtuelle constituait LA grande innovation du moment, pas encore dépassée en effet de mode par l’IA ou la blockchain, nous avons tous deviné qu’une bonne part de ses applications tiendraient dans l’univers du X. Et l’on n’avait pas tort : le VR porn poursuit son petit bonhomme de chemin, attendant seulement que les casques achèvent de se perfectionner et surtout de se démocratiser ; à en croire les observateurs (et l’on veut bien les croire), il s’agirait là de la plus grande métamorphose du secteur, qui laissera probablement le “bon vieux porno” classique au registre des oubliettes. Les promesses de l’expérience sont de fait incomparables, et c’est bien cela qui interroge : comme dans beaucoup de domaines, la technologie, en créant de nouveaux possibles, rétroagit sur ce qu’on osera appeler notre condition, et à tout le moins sur notre rapport au monde et aux autres. L’article dont il est question ici a l’honnêteté d’explorer tous les aspects du sujet, dont celui-ci : l’impact de ces nouveaux moyens d’auto-satisfaction sur la notion de couple, de sexualité, de désir et de plaisir même. Or il s’agit là, peut-être, de l’un des domaines où l’expérience humaine est la plus idiosyncratique et la plus “sensible” ; on aurait tort de ne pas y songer sérieusement.
#IA
#cybersécurité
#donnéesperso
#leporteurdhistoires
On en demande beaucoup à l’IA, et c’est normal – on ne vous ressortira pas une fois encore la maxime de l’Oncle Ben (celui de Spiderman), mais enfin vous avez compris : un algorithme de machine learning est d’autant plus dangereux qu’il est complexe et qu’il peut être utile ; voilà pourquoi nous avons toutes les raisons d’être exigeant, y compris face aux avancées les plus prometteuses. Nouvelles preuves versées aux débats avec ce témoignage d’une professeure de Berkeley (USA), dont les équipes de recherche ont étudié de près les risques liés au reverse engineering en matière d’algorithmes auto-apprenants : il s’agit non seulement de risques liés à la “redécouverte” (ou “régurgitation”, pour reprendre l’image parlante de l’article) des data sets (lesquels peuvent naturellement inclure des données à caractère personnel ou des données stratégiques), mais aussi de risques de “distorsion” des résultats et comportements adoptés par l’algorithme, particulièrement périlleux dans le cas, par exemple, où il pilote un véhicule autonome ou un “drone tueur”… Ce constat n’appelle pas, à l’évidence, qu’une pure et simple réponse technique (consistant dans l’amélioration des mesures de sécurité) ; il renforce également la conviction que nous devons peser soigneusement ce que nous demandons à l’IA, et où “nous mettons de l’IA”, en somme, en incluant dans ce calcul des risques que nous ne maîtrisons pas encore, ou pas toujours.
#internet
#géopolitique
#câbles
#cousudefilsblancs
On les remet régulièrement sur le tapis dans ces colonnes : la question des câbles qui rendent possible, matérialisent et déterminent la cartographie d’Internet est à la fois un point névralgique des enjeux géopolitiques contemporains, et, curieusement, un oublié total du débat public. Pourtant les preuves de leur sensibilité s’accumulent : outre les risques liés à la sécurité (où l’on apprend que la Marine Nationale française doit protéger ces câbles contre des navires russes un peu trop curieux), et ceux liés à la privatisation (où l’on apprend qu’un opérateur français comme Orange s’est tout simplement résigné à travailler avec les GAFAM et les BATX, aujourd’hui propriétaires de la grande majorité des câbles), il en va ici encore de la place en général de l’Europe dans le monde de demain, avec la crainte d’avoir laissé passer un ou quelques trains. Fallait-il finalement s’inspirer des Russes et prêter une oreille aux protectionnistes qui recommandent une obligation de stockage des données dans l’Union, voire en France (un discours principalement porté par les forces politiques d’extrême-droite) ? Le directeur des réseaux internationaux d’Orange n’a pas l’air de penser le contraire, et condamne notre dépendance à l’égard de services de cloud américains. Au-delà de nos sensibilités politiques, qui ne se prêtent que de mauvaise grâce à un argument aussi radical, et au vu d’un autre côté des représentations hélas un peu datées d’un Internet mondialement ouvert, il faut bien admettre que les vents ont tourné.
#Transhumanisme
#neuro-éthique
#neurotechnologie
#plastiquevs.silicone
C’est le contrepoids intellectuel du transhumanisme et de bon nombre de neurotechnologistes qui œuvrent pour développer des et justifier le recours aux outils d’amélioration des capacités cognitives. Catherine Vidal, chercheuse en neurobiologie et tenant de ce que l’on pourrait appeler les naturalistes, estime que les promesses de couplage cerveau d’homme machine seraient irréalisables en raison de l’existence d’une différence fondamentale entre les deux : le cerveau est plastique et se reconfigure en permanence tandis que le silicone non. Dès lors, si l’on arrive aujourd’hui à commencer à soigner certaines déficiences moteurs ou sensorielles de personnes malades avec des implants, nous ne serions pas près d’arriver à des résultats aussi concluants pour l’amélioration mentale de personnes saines. Face à la montée en popularité du transhumaniste et, avec elle, des projets de recherche privés financés par l’argent des GAFAM, ici comme ailleurs, il conviendrait de réguler afin de préserver certaines valeurs clefs comme l’autonomie décisionnelle des individus. Comme fréquemment avec les discussions de sujets scientifiques à forte charge éthique, difficile de savoir où s’arrête l’avis scientifique et où commencer l’opinion politique.