« Madame Bovary, c’est moi ». Cette citation de Flaubert (apocryphe ?!) est communément utilisée en cours de droit d’auteur pour faire percevoir aux étudiants la notion charnière de la construction de la propriété littéraire et artistique : l’originalité. À la différence des droits de propriété industrielle que sont les marques, les brevets ou les dessins et modèles, les œuvres protégées par le droit d’auteur le sont dès leur création – pas besoin d’un titre pour prouver la protection. A contrario, on peut douter de l’existence d’un droit d’auteur jusqu’à ce que ce dernier soit confirmé par une décision de justice. Or, le critère essentiel pour déterminer si une création donnée est une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur est donc celui de l’originalité. Dit autrement, vous pouvez bénéficier d’un droit de propriété intellectuelle, le droit d’auteur (qui dure jusqu’à 70 ans après votre décès) à partir du moment où vous vous êtes en capacité de démontrer que votre création (qu’il s’agisse d’une chanson, d’une ébauche de roman, d’une photographie, d’un film, d’un jeu vidéo, ou encore de pièces de carrosserie, d’une carte de vins de France, et même un circuit de randonnée pédestre) est originale.
Qu’est-ce que l’originalité ?
Il est assez consensuel d’écrire que la notion d’originalité est floue et compliquée à préciser. La jurisprudence tend à rechercher l’empreinte de la personnalité de l’auteur, d’où le recours à la formule de Flaubert : si une œuvre est originale lorsque l’on y trouve l’empreinte de la personnalité de son auteur, alors il est évident qu’une œuvre qui est son auteur est originale. Le choix de l’empreinte de la personnalité a pour but de distinguer la notion d’originalité d’une voisine, la nouveauté. Et c’est là que nous rentrons véritablement dans notre sujet ce matin.
Il est en effet évident qu’avec l’avènement du numérique, et donc non seulement l’accroissement de la propagation des œuvres mais aussi la possibilité de créer de manière complètement différente (notamment de manière assistée par ordinateur, voire automatisée), la notion d’originalité “à la Flaubert” est amenée à évoluer. Le sujet n’est pas nouveau pour les spécialistes de la propriété intellectuelle, et fait déjà couler beaucoup d’encre, notamment parce que la jurisprudence européenne a tendance à pousser pour une approche plus objective : plutôt que de rechercher une empreinte de personnalité, la Cour de justice de l’Union européenne préfère un test d’effort créatif. L’œuvre est ainsi définie comme la « création intellectuelle propre à (son) auteur » et peut résulter de la combinaison d’éléments non originaux lorsque celle-ci est inédite et traduit un effort créatif.
Même si cette objectivation entraine beaucoup de critiques de la part des auteurs français partisans d’une conception traditionnelle du droit d’auteur, elle s’avère bien plus adaptée au monde numérique moderne, notamment en ce qui concerne la protection des logiciels. Lorsque l’informatique a émergé, il a en effet fallu décider de la manière dont la propriété intellectuelle appréhenderait ces nouveaux venus : en Europe, le droit d’auteur s’est imposé, avec les difficultés que l’on imagine pour dénicher l’empreinte de la personnalité d’un développeur dans des lignes de code. C’est pourquoi même les cours françaises ont adopté, pour le logiciel, une approche objective consistant à chercher « l’existence d’un apport intellectuel propre et d’un effort personnalisé ».
Les enjeux de ces débats doctrinaux et judiciaires sur les critères à adopter pour définir l’originalité sont colossaux. D’un côté, une conception trop large de l’originalité risque d’aboutir à une protection démesurée, et donc de nuire à la création. Mais une conception trop réduite aurait exactement le même effet, surtout à l’ère de l’industrie culturelle : on créé dans l’espoir de pouvoir bénéficier d’une protection sur cette création, et potentiellement d’en tirer profit. On voit ainsi régulièrement des créateurs (ou leurs avocats) pester contre certaines tendances de la jurisprudence, comme dans cet exemple récent relatif à la photographie.
L’originalité est-elle encore possible à l’heure de l’intelligence artificielle ?
Le débat risque d’être encore plus vif face à l’annonce de cette nouvelle : lassés de se voir reprocher des atteintes au droit d’auteur, deux musiciens (dont l’un est aussi avocat) ont créé un algorithme dont le but est de générer toutes les mélodies qu’il est possible de créer, pour les diffuser sous licence libre. Pour eux, la création peut se schématiser mathématiquement : une octave donnée comprend 8 notes (sans compter les demi-tons), et il existe ainsi un nombre fini d’agencement de ces notes sur une durée donnée. Leur première initiative a été de générer les plusieurs millions d’agencements (ou “mélodies“) possibles à partir d’une durée de 12 notes de valeur égale d’un temps (pas de rythme, juste une succession de 12 notes de même durée). Dit autrement, leur algorithme a sorti les millions de combinaisons possibles d’agencement de 12 occurrences de 8 notes, et le résultat est disponible librement en ligne.
L’argumentation derrière l’initiative est simple : plus l’on avance dans le temps, plus le nombre de créations augmente (surtout de nos jours), et plus il devient probable qu’une nouvelle œuvre sera contrefaisante. Or, la contrefaçon est indifférente à la bonne ou mauvaise foi : tout ce qui importe est que l’on puisse retrouver l’œuvre contrefaite dans l’œuvre contrefaisante. La conclusion : si la création est une échelle commune à laquelle chacun ajoute ou déplace des barreaux, il faut que la base de l’échelle soit accessible.
Bien entendu, ce n’est pas en générant les arrangements sus-mentionnés, avec les limites pré-citées, que la question a été résolue : la création musicale (en l’espèce) est bien plus compliquée, et rien que l’ajout des demi-tons et des différences de valeur des notes augmente considérablement le nombre de combinaisons à générer. La question sous-jacente n’en reste pas moins pertinente : la notion d’originalité à l’ère de l’intelligence artificielle doit-elle évoluer ?
Considérer l’originalité comme l’empreinte de la personnalité de l’auteur peut en effet conduire à l’exclusion de la protection de pans entiers de la création, tous ceux où l’apport humain aura été limité au stade de la conception de l’algorithme et des données d’entrée. On peut difficilement imaginer que cela soit le cas. À l’inverse, il peut paraitre disproportionné de protéger par le droit d’auteur (et donc pendant 70 ans après la mort de l’auteur) les millions de combinaisons ainsi produites par le duo d’All the Music. Nous abordions la question dès 2017 avec ce rapport sur l’IA et le droit de la PI et des données personnelles – elle vient aussi de faire l’objet d’un rapport du CSPLA.
Finalement, les progrès algorithmiques et l’accroissement massif de nos capacités de calcul ayant abouti à l’avènement de l’intelligence artificielle nous font nous questionner sur la notion même de création : est-il encore possible de créer si des machines peuvent générer en quelques heures toutes les combinaisons possibles ? Dit autrement, considéreriez-vous cet édito comme original s’il s’agissait d’une occurrence parmi plusieurs millions d’agencements possibles générés par une machine ?