Nous en sommes déjà à la dernière Maj de l’année. Si 2018 a été l’année de l’apogée de la défiance envers les géants du net, 2019 restera probablement dans les mémoires comme celle des premiers retours de bâtons : droits voisins des éditeurs de presse, loi contre la haine en ligne, amendes pour violation des données personnelles en Europe comme aux États-Unis et enquêtes en droit de la concurrence à l’international, les géants du net sont attaqués sur tous les fronts partout dans le monde.
Les CEOs et les enfants d’abord
Certaines de ces attaques sont structurelles : une part de la défiance envers les grandes sociétés du net est justement due à l’adjectif “grand” que nous sommes tenus d’utiliser dès lors que nous les visons – trop de pouvoir tue le pouvoir. Mais au-delà de ces questions de taille, il est indéniable que chaque semaine apporte son lot de nouvelles découvertes de méfaits, négligences et autres mésactions commises par nos amis les géants, au point que l’on peut désormais consacrer une rubrique “GAF(fe)AM” à ce sujet dans notre actu en bref hebdomadaire. L’ensemble de l’arsenal juridique existant est mobilisé pour remettre nos colosses dans le droit chemin et puisque celui-ci ne semble pas suffire, l’on ne cesse de créer de nouveaux outils pour les contraindre. Mais rien n’y fait : les amendes sont payées ou provisionnées, les litiges font soit l’objet de transactions confidentielles (y compris en France avec l’administration fiscale), soit durent trop longtemps pour que quiconque s’en soucie réellement à la fin. Le résultat est là : la santé financière des mastodontes du web est insolente, et continue de dépasser l’entendement comme les affaires.
Une statistique intéressante à mettre en corrélation avec ce constat est le nombre de départ de grands CEOs : 2019 est en train de battre tous les records de départs (volontaires comme forcés) de dirigeants de grandes entreprises (tous secteurs cofondus, la tech menant la danse). Alphabet (Google), SAP, WeWork, Expedia, eBay, Juul : autant de sociétés qui auront vu leurs dirigeants, parfois également cofondateurs, quitter le navire en 2019. Même lorsque ces départs sont forcés pour sauver l’entreprise, quitter une position de leader d’une grande société est une opération rentable : Adam Neumann, le cofondateur et président de WeWork, a ainsi été littéralement racheté par SoftBank pour être mis sur le carreau après avoir quasiment détruit son entreprise, tout en empochant un petit milliard de dollars au passage.
Soulever le voile de la personnalité morale
Le monde se retourne contre la big tech et ses dirigeants sautent dans les canoës de sauvetage : difficile de ne pas avoir envie de soulever le voile de la personnalité morale. Les entreprises sont des fictions juridiques dont le principal intérêt est la séparation des responsabilités et patrimoines, entre ceux des individus (en particulier les dirigeants) qui la composent et ceux de l’ensemble ainsi formé. La fiction est telle que Yuval Noah Harari, dans son livre Homo Deus, conclut que la création de telles fictions est la caractéristique essentielle de l’humanité, et que la fiction “Google” n’est pas très différente de celle des fidèles de Sobek dans l’Égypte antique : les adorateurs du dieu crocodile étaient tout aussi organisés, productifs, et utiles à la société que les Googlers, et leur organisation tout aussi fictionnelle. Toute la difficulté, lorsque l’on se penche sur la responsabilité des entreprises, est ainsi de déterminer si c’est “l’entreprise” qui a agit, ou si au contraire une personne a dépassé le cadre de ses fonctions et de ce qui était attendu de lui ou elle… ou les deux ? Dans des entreprises toujours contrôlées par une seule ou une poignée de personnes, serait-il si inconcevable de soulever, même très légèrement, le voile de la personnalité morale ?
Peut-être que nous pourrions retrouver ainsi la morale cachée dans l’expression “personne morale” : nous avons rapidement cherché, sans trouver, l’étymologie de cette expression très française utilisée pour désigner les entités juridiques. Mais cette spécificité française est peut-être heureuse : l’incorporation de la morale dans le fonctionnement des entreprises est dans l’ère du temps, entre politiques RSE qui deviennent la norme (souvent pour constituer un nouveau type de voile) et création récente en droit français de la “raison d’être“, “constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité“. Les notions sont récentes, mais leur impact se fait déjà sentir : Samsung a récemment été mise en examen pour pratiques commerciales trompeuses en raison de l’inadéquation entre ses pratiques et ses affirmations publiques. 2020, année du retour de la personne morale ?
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