Quel est le point commun entre votre carte bleue, votre newsfeed Facebook et une décision de justice ? Les trois contiennent de nombreuses données personnelles. C’est évident pour la carte bleue et pour Facebook, peut-être moins pour les décisions de justice, et pourtant : lorsque les parties sont des personnes physiques, les décisions de justice fourmillent de data, qui parfois peuvent être très personnelles – pensez jugement de divorce ou responsabilité médicale.
Publicité de la justice et données personnelles
Tout de suite se pose donc une première question : comment assurer la publicité de la justice alors que les décisions de justice contiennent tant de données à caractère personnel ? On ne rappellera pas que le caractère public de la justice est un principe cardinal de son fonctionnement : ce n’est que lorsque la justice est rendue ostensiblement qu’elle mérite la confiance de la société et peut ainsi servir à régler ses conflits. Or, depuis longtemps, cette ouverture allait de pair avec la publication des noms des parties, à tel point que l’anonymisation des décisions était considérée, jusque récemment, comme antinomique de la publicité de la justice, et c’est ainsi que les noms font même partie du patrimoine juridique : l’arrêt Jand’heur ne s’appelle ainsi que parce la victime portait ce nom de famille.
Mais la durée de vie de l’information et la facilité d’accès à la donnée ont bien changé depuis 1930, et la protection des données personnelles a émergé. Progressivement s’est imposée l’anonymisation des noms des parties lorsque les décisions sont publiées sur Internet. Cela n’empêche pas pour autant les débats d’être publics, et donc la justice de fonctionner, bien que certains regretteront néanmoins de devoir parler désormais des “arrêts Madame X”.
Open data et données personnelles
Pour l’instant, la publication des décisions de justice sur Internet n’est que très parcellaire. Avant l’arrivée de certaines legaltechs, le libre accès aux décisions ne se faisait que par Legifrance et, pour les plus importantes, par les sites respectifs des hautes juridictions. Autant dire que sur les quelques 4 millions de décisions rendues en 2016, peu ont été rendues publiques. La loi pour une République numérique de 2016, par le truchement de ses articles 20 et 21, est venue bousculer un peu ce statu quo, en créant un principe d’open data des décisions de justice : celles-ci doivent désormais être “mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées“.
Or, à l’heure de l’IA, du big data et de l’accroissement phénoménal de la puissance de calcul de nos ordinateurs, un nouvel enjeu de données personnelles est apparu : quid de l’anonymisation des professionnels de justice, les magistrats qui signent les décisions, les greffiers qui en garantissent l’authenticité et les avocats qui les plaident ? Alors que la loi pour une République numérique prévoyait une étude d’impact pour répondre à cette question, le gouvernement semble vouloir, par le biais du projet de réforme de la justice, revenir sur l’open data en imposant une anonymisation forte, de tous. Cela veut dire prévenir la ré-identification des parties comme des professionnels de justice.
Si l’on comprend aisément qu’il faille garantir le respect de la vie privée de tous, plusieurs questions sont néanmoins soulevées par une telle anonymisation des décisions : la justice est-elle toujours publique si le nom des professionnels de justice est occulté ? S’il faut prévenir tout risque de ré-identification à l’heure de l’IA, que laisser dans les décisions ? Ces impératifs sont-ils conciliables avec ceux de lisibilité des décisions ?
L’actu en bref
Cette semaine, les institutions européennes ont garanti que les spécialistes du droit des nouvelles techs auraient du travail pour au moins quelques années en plus : la Commission a dévoilé des mesures anti-fake news comprenant un projet de code de bonne conduite, s’est engagée pour le partage des données de santé, a lancé un plan de coordination éthique sur l’IA et a proposé une directive de protection des lanceurs d’alerte. En parallèle, un projet de résolution européenne de régulation des objets connectés a été déposé au Sénat. Point GAFAM : pour Facebook, la taille compte et les fake news seront ainsi plus petites que les vraies ; Apple va bien verser les 13 milliards à l’Irlande ; le cofondateur de Google est lucide sur les enjeux de l’IA et en parle dans sa lettre annuelle aux investisseurs. Point voisins européens : la course à qui sera le leader éthique de l’IA comporte un nouveau prétendant avec le Royaume-Uni ; la Belgique prend une position ferme sur la pratique des loot boxes, ces boites à contenu aléatoire dans les jeux vidéo ; une décision du tribunal de commerce de Vienne contraint Uber à changer ou s’en aller, elle choisit cette dernière option.
À ne pas rater cette semaine
Sinon cette semaine, vous pouvez donc plonger dans les méandres de l’ouverture des décisions de justice avec un bel article de NextINpact. A l’heure de l’adoption de la loi de ratification de l’ordonnance du 10 février 2016, on vous propose également de faire un point sur la réforme du droit des contrats (on dit 1240 et plus 1382), et pour les crypto-investisseurs, on vous communique le récent arrêt du Conseil d’Etat qui revient sur l’imposition des gains issus de la revente de bitcoins. Aussi au programme : la réponse libérale de la Banque Mondiale à l’automatisation du travail, un article sur la manière dont le RGPD pourrait en fait renforcer la position dominante des GAFAM, des recherches sur le contrôle de ses propres rêves, un assistant vocal Amazon pour enfants et une directive sur les services de médias audiovisuels à la demande – comprendre Netflix et YouTube, quand on vous dit qu’il va y avoir du travail ! Enfin, Adrien vous invite à vous poser des questions sur la fameuse autorisation de droit à l’image à l’heure du RGPD : puisque l’image est une donnée personnelle, le RGPD trouve à s’appliquer, et se posent ainsi plusieurs questions.
L’équipe d’Aeon espère que vous profiterez un peu des ponts qui se profilent, ce sera notre cas et il n’y aura pas de Maj le 8 mai !
Faites la Maj, et à dans deux semaines !
Ce qu'on lit cette semaine
#opendata
#donnéespersos
#justice
#justiciersmasqués
Les positions du Sénat auront donc fait tache d’huile : voici que le gouvernement, dans son projet de loi de réforme de la justice, soutient à son tour l’anonymisation complète des décisions de justice publiées. Coup de canif dans l’open data judiciaire et administratif, en forme de détricotage de la loi pour une République Numérique, déjà amputé de quelques dispositions par le projet de loi données personnelles : en imposant cette anonymisation complète à grande échelle, alors même que les solutions techniques actuelles ne s’y prêtent clairement pas, c’est tout un horizon d’usages nouveaux et innovants en matière d’analyse juridique que le projet de loi vient refermer. Entre ces deux impératifs que sont la protection de la vie privée et la publicité de la justice, il y avait pourtant matière à trancher plus subtilement ; gageons que les débats législatifs ramèneront un peu de raison dans le texte.
#travail
#IA
#socialdémocratie
#libéralisation
#grèveperléedutravail
La Banque Mondiale a récemment divulgué un document préparatoire de son rapport sur le développement mondial dont les recommandations font déjà l’objet de moult controverses. En anticipation de la profonde mutation que va connaître le marché du travail du fait de l’automatisation des tâches que l’intelligence artificielle va induire, l’agence spécialisée de l’ONU suggère de diminuer les contraintes pesant sur les entreprises pour favoriser la flexibilité de l’emploi (comprendre notamment la baisse des salaires minimaux et la facilitation du licenciement) pour que le recours à la force de travail humaine reste attractive. Une proposition de réponse libérale donc, qui nécessiterait de revenir sur certains acquis de la social-démocratie. De quoi réfléchir en cette fête du travail.
Pour les courageux qui veulent s’attaquer au draft du rapport, c’est ici
#donnéespersos
#techindustry
#concurrence
#jouelacommelavillenie
Une illustration de ce que la régulation unioniste en matière de données personnelles n’est pas insusceptible de créer des externalités négatives. En effet, l’implémentation du RGPD, et le respect de ses exigences, ne sont pas sans coût pour les entreprises et il est ainsi envisageable que les petites et moyennes d’entre elles soient défavorisées par rapport aux géants du net dont les positions (bien souvent dominantes) s’en trouveraient renforcées. Si l’on rajoute à cela la considération de ce que les utilisateurs, de plus en plus sensibles à la protection de leur vie privée, préfèrent placer leur confiance chez les entités qu’elles connaissent, par habitude ou par mimétisme, en dépit des scandales qui peuvent les frapper, les barrières à l’entrée au marché de la donnée peuvent sembler élevées.
#Transhumanisme
#biotechnologie
#cerveau
#vendredesrêves
Dans le mouvement de l’extension continuelle du domaine de l’emprise de l’homme sur lui-même, des chercheurs du MIT s’approchent de la possibilité de contrôler ses propres rêves. Leur produit, Dormio, permet de maintenir un individu dans l’état transitoire d’hypnagogie, entre la veille et le sommeil, historiquement fantasmé par de nombreux poètes et scientifiques pour le foisonnement d’idées qu’il permet d’avoir. Et parce qu’avec ces avancées il est toujours question de repousser les limites de la performance du corps et de l’esprit, il semblerait que les sujets ayant accepté de se prêter à l’exercice de l’interfaçage onirique se soient révélés effectivement plus créatifs par la suite. Et l’on dit que l’homme descend du songe…
#bitcoin
#fiscalité
#aunomdupèreaunomdufisc
Bonne nouvelle pour les amateurs de sécurité juridique : le Conseil d’Etat en personne est venu clarifier le régime fiscal d’imposition des cryptomonnaies – ou du moins du bitcoin, à s’en tenir à une lecture littérale de cette décision qui ne fait référence qu’à cette monnaie spécifiquement. Toujours est-il qu’en annulant deux commentaires administratifs de l’administration fiscale, la juridiction suprême a rebattu les cartes : en principe, les bénéfices issus de la cession de bitcoins sont donc imposables en tant que plus-value de bien meubles ; ils ne deviennent imposables en tant que bénéfices non commerciaux (BNC) que lorsqu’ils sont issus d’une opération de minage au bénéfice de la blockchain correspondante, et en tant que bénéfices industriels et commerciaux (BIC) que lorsqu’ils sont réalisés à titre habituel dans le cadre d’une activité professionnelle d’achat-revente. A l’heure où beaucoup des enjeux juridiques de la blockchain et de ses usages ne sont pas encore bien circonscrits, voici donc au moins une branche du droit pour laquelle les règles sont désormais à peu près claires en la matière.
#contrats
#droitcommun
#fleuveaulongcours
Depuis le temps qu’on en parle, la voici enfin définitivement adoptée : la réforme du droit des contrats, passée sous forme d’ordonnance avant que d’être méticuleusement décortiquée par les assemblées, comme le veut le processus législatif, ressort de cet examen houleux avec quelques évolutions, qui ne seront pas sans doute sans agacer ceux qui pensaient être enfin au point sur le nouveau droit positif (dédicace aux élèves avocats qui lui avaient consacré leur été 2016). Parmi les “nouvelles nouvelles” règles, donc, des précisions sur la résolution du contrat, l’imprévision et les clauses abusives dans les contrats d’adhésion, qu’on découvrira expliquées succinctement dans cet article. Aussi, il résulte de ce dédoublage des versions un triple champ d’application temporel, qui ne manquera pas de donner quelques migraines aux praticiens, à l’évidence. Prochaine étape dans la ligne de mire désormais : la responsabilité civile délictuelle, dont la réforme fait actuellement l’objet d’une consultation publique par le Sénat – qu’on se le dise !
#IA
#protectiondesenfants
#thekidsarealright
Après l’irruption dans nos maisons de Google Home et d’Alexa, ces must have de Noël dernier, dont nous ne savons pas encore toujours très bien s’ils révolutionneront vraiment nos quotidiens ou se cantonneront à moyen terme au rang d’agréables gadgets, voici le next step franchi avec Alexa for Kids, version baby sitter artificielle de l’assistant propulsé par Amazon. Avec une technologie de reconnaissance vocale adaptée et des réponses reformatées, l’outil pourrait se targuer d’accompagner les bambins dès leurs premiers mots. Tandis que de longs débats ont animé nos assemblées européennes (et persistent d’ailleurs) sur l’âge et la manière de protéger les données à caractère personnel des mineurs, et que d’autre part on peine à trouver de vraies solutions aux dérives de certains algorithmes, voici qui donne matière à réfléchir : pouvons-nous souhaiter laisser nos enfants seuls avec ce chaperon d’un genre nouveau ? et si non, à quoi pourra-t-il bien servir ? A lancer Youtube Kids peut-être – et ainsi ouvrir la voie à d’autres débats bien connus du même tonneau, car, s’il est bien un domaine où l’IA a prouvé ses ambivalences, c’est vis-à-vis de ce jeune public, à traiter avec une prudence redoublée.
Parmi la pléthore de textes actuellement en cours de rédaction et de négociation à Bruxelles, il en est un dont on n’avait pas attendu parler depuis longtemps : voici des nouvelles de la directive sur les services de médias audiovisuels à la demande (SMA) – PDF. Le but est d’actualiser ce texte aux pratiques d’Internet. Au programme : extension de la régulation aux Netflix, YouTube, voire Facebook si la vidéo à la demande y est considérée comme essentielle. Concrètement, ça veut dire que le CSA pourra désormais gérer ces services dont il rêve de s’occuper depuis belle lurette. Également au programme, la consécration de l’exception culturelle européenne (30% de contenus européens minimum) et la contribution au financement de cette exception. En somme, un texte qui va ravir l’industrie culturelle française, reste à voir comment il sera implémenté par les géants du net visés.