La période de confinement a vu une forme d’union sacrée nous rassembler tous pour nous lier dans l’adversité ; on a notamment pu noter qu’un certain nombre d’entreprises ont rivalisé de générosité pour montrer qu’elles étaient là avec nous malgré la distance. C’était notamment le cas de l’édition, comme avec la mise en ligne gratuite de manuels scolaires par Hachette, pour nous permettre de continuer à partager la connaissance pendant cette période. On aurait ainsi pu se dire que des sites comme le Projet Gutenberg ou l’Open Library d’Internet Archive seraient des initiatives bienvenues, mais le naturel, chassé par le confinement, est revenu au galop une fois retrouvée la permission de sortir sans attestation : le projet Gutenberg est blacklisté comme un site de contrefaçon par l’Italie et l’Open Library fait l’objet d’une action en contrefaçon initiée notamment par… Hachette.
La mémoire contre les autres droits
Le Projet Gutenberg comme l’Open Library ont cette particularité de se présenter comme des sites à vocation d’archivage : Gutenberg n’est censé réunir que des ouvrages tombés dans le domaine public dans le but de les pérenniser, tandis que l’Open Library est liée à une association plus large dont le but affirmé est d’archiver tout ce qu’il y a d’intéressant sur Internet. Leur mission serait ainsi de permettre à l’humanité de préserver sa mémoire et de garder intacte pour la postérité la production littéraire d’aujourd’hui et d’hier : une mission d’intérêt public en somme.
Le droit reconnait bien en effet l’intérêt général associé à l’archivage, qui permet à notre mémoire collective de se construire et ainsi non seulement d’apprendre de notre passé, mais plus largement de cimenter une nation et une société : ce n’est pas un hasard si c’est le Code du patrimoine qui régit les archives, dont l’article L. 211-2 dispose que “la conservation des archives est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche“. Nous reconnaissons par ailleurs parfaitement l’intérêt qu’il y a à archiver la production littéraire, puisque le dépôt légal obligatoire à la BNF a justement ce but.
Seulement, la mémoire ne distingue pas entre les contenus protégés et ceux qui ne le sont pas, et sont ainsi archivés des œuvres de l’esprit soumises au droit d’auteur comme des documents relatifs à la vie privée des personnes : d’une certaine manière, l’archivage repose sur le caractère éphémère de nos individualités, et se joue ainsi de nos droits personnels sur des contenus pour les transmettre à la postérité au nom de l’intérêt général. Peut-être est-ce pour cela que le RGPD prévoit d’ailleurs un certain nombre d’allégements à des principes lorsque le traitement est effectué “à des fins archivistiques dans l’intérêt public“.
Hormis certaines exceptions dont le but est principalement de préserver le secret des délibérations et la vie privée, les archives sont libres d’accès : il vous est ainsi possible d’accéder à une œuvre protégée archivée par consultation sur un site (physique) d’archives. Il n’y a cependant pas d’atteinte à la protection de l’œuvre : l’archivage tient sur une double ligne de crête basée sur le fait que la réutilisation des archives doit respecter les droits de propriété intellectuelle (donc possible d’accéder à une œuvre protégée archivée mais pas d’en faire quelque chose) et sur la circonstance que peu de personnes feront l’effort d’aller consulter une œuvre aux archives.
Pour une approche fonctionnelle du droit d’auteur
On peut aussi adopter une autre grille de lecture de ce fonctionnement des archives : si le but de l’archivage est uniquement de permettre la préservation de la mémoire collective, alors l’archivage ne porte pas atteinte aux fonctions du droit d’auteur, que l’on pourrait résumer comme le fait de préserver la paternité de l’auteur sur son œuvre (droit moral) et de lui permettre de la commercialiser (droits patrimoniaux). On peut donc tolérer l’atteinte au droit d’auteur que constitue la reproduction dans une archive car cette dernière ne nuira pas à ces fonctions primaires du droit d’auteur.
Les cas des projets Gutenberg et Open Library ne sont pas la première fois qu’un projet de numérisation à marche forcée d’ouvrages et de leur archivage en ligne (même lorsque la diffusion n’est que partielle) arrive devant les tribunaux : à la fin des années de 2000, le service Google Books du géant du même nom a été assigné simultanément aux États-Unis et en France. Un même contentieux des deux côtés de l’Atlantique, et pourtant deux solutions différentes : il a été l’occasion d’illustrer les différences d’approches du régime d’exceptions entre copyright et droit d’auteur. Là où le droit d’auteur connait une liste limitative d’exceptions, le copyright adopte une approche fonctionnaliste de la chose, proche de notre droit des marques : si l’usage d’une œuvre est fair (juste, équitable ?), l’usage est toléré. C’est ainsi au juge de décider au cas par cas, entre autres critères, de si l’utilisation potentiellement contrefaisante porte atteinte sur le marché potentiel de l’œuvre ou sur la valeur de l’œuvre.
Une telle approche semble beaucoup plus convenir à la société numérique moderne : elle permettrait notamment de répondre à certains questionnements sur des nouvelles technologies, comme la fouille de textes et de données. Ces traitements, souvent associés à des techniques d’intelligence artificielle, ont pour but d’extraire des informations généralisées à partir de jeux de données potentiellement protégées : une analyse de text and data mining permet ainsi d’extraire un champ lexical ou bien encore des références textuelles d’un texte. Cette analyse ne porte atteinte à aucune des deux fonctions du droit d’auteur, puisqu’il n’y a pas là de diffusion susceptible de porter atteinte à une exploitation de l’œuvre ni d’accaparement de la paternité. L’approche est en fait bien plus en adéquation avec la traditionnelle balance des intérêts du droit européen que notre inventaire à la Prévert d’exceptions : elle permet de trouver un équilibre entre l’intérêt individuel de l’ayant droit, et l’intérêt général. Espérons ainsi que notre liste d’exceptions ne soit bientôt plus qu’une archive de plus, pour nourrir notre mémoire collective.