Connaissez-vous la comptabilité créative ? Cette expression, en laquelle on verrait vite un oxymore sur pattes, désigne pourtant un ensemble de pratiques assez largement répandues, consistant à enjoliver, tout en suivant scrupuleusement la loi et les règles comptables, les descriptions de l’état financier d’une entreprise. Doux euphémisme pour déguiser la fraude ? Cela dépendra de qui parle – dans son acception stricte, la comptabilité créative se veut, encore une fois, parfaitement légale.
Il y a donc la lettre et l’esprit, et tout ce qui reste légal n’en est pas pour autant moral, et (parfois) inversement. Le droit textuel est ainsi conçu qu’il ouvre la possibilité, ab initio, d’infinies interprétations (ou presque), à charge pour le juge ou le régulateur de sanctionner celles qui s’en éloigneraient trop – le droit de la compliance est tout entier fondé sur ce principe. Mais qui faut-il blâmer lorsque, tirant parti d’une rédaction laborieuse, un acteur la tourne à son avantage ? L’acteur ou l’auteur de la règle ?
Patrimonialiser n’est pas taxer
Ces dernières semaines, c’est Google qui, à son tour, aurait eu le droit voisin créatif. Passé les premières accusations enflammées, il est en effet apparu de manière à peu près claire, y compris pour l’ancien secrétaire d’État chargé du numérique Mounir Mahjoubi, que Google, dans son application des nouvelles dispositions relatives au droit voisin des éditeurs de presse, ne viole pas la loi. Le débat s’est donc transféré sur le terrain, certes toujours juridique, de l’abus de position dominante et de l’abus de dépendance économique ; on connaît assez la dimension morale du droit de la concurrence pour ne pas s’en étonner : ce qui est reproché au fond à Google, au-delà du droit, c’est de n’avoir pas voulu jouer le jeu.
Mais à qui la faute, ici encore ? S’il est une chose plus stigmatisante, pour le législateur, que d’accoucher de lois iniques, c’est probablement d’accoucher de lois inapplicables, et voir ainsi les acteurs visés échapper à son intention initiale, sans pour autant se placer sous le coup de l’illégalité. En faisant reposer le nouveau droit voisin tout entier sur la reproduction des fameux snippets, le nouveau texte ouvrait une brèche qui ne manquerait pas, à coup sûr, d’être exploitée – les exemples similaires chez nos voisins européens (c’est le cas de le dire) ne manquaient d’ailleurs pas de nous le rappeler.
L’intention, pourtant, était, si ce n’est louable, du moins compréhensible : prenant acte des difficultés de la presse écrite à retrouver un modèle économique viable, et de l’importance de cette presse pour une société démocratique, il s’agissait de faire contribuer les plus gros acteurs, qui référencent les articles de presse et tirent profit de la publicité ciblée sur leurs services, à la sauvegarde financière des titres en question. Il n’est pas besoin de partager chaque postulat de ce raisonnement, à l’évidence, pour y lire un enjeu de société commun essentiel, autrement plus intéressant que les controverses de pure technique juridique auxquelles le choix de l’instrument d’un droit voisin a d’abord réduit le débat public. L’existence d’une presse écrite variée et de qualité profite à tous, y compris à ceux qui ne la lisent pas ; ces questions d’intérêt général eussent paradoxalement, probablement mieux transparu dans l’institution assumée d’une contribution ou d’une taxe que dans celle, étrange s’il en est, d’un droit voisin.
From Hollywood to Mountain View
Pour rappel, le droit voisin est ce droit patrimonial, droit exclusif, que le législateur est venu consacrer, dans le giron du droit d’auteur, au bénéfice des différents acteurs auxiliaires de la création et de la diffusion d’une œuvre – interprète, producteur, chaînes de télévision et de radio. De ce moule originel, le droit voisin conserve la trace, en tant que son assise reste, précisément, celle d’un objet protégé (en ce cas, une publication de presse) et que son effet est celui de pouvoir interdire certaines pratiques.
Telle est l’autonomie des droits voisins du droit d’auteur qu’ils ne dépendent pas forcément, quoi que laisse entendre leur nom, de l’originalité de la création de leur objet, et partant de sa protection par le droit d’auteur. Au cas présent, un snippet (l’affichage par Google d’un extrait d’article) n’est ainsi ni une reproduction ni une représentation d’une œuvre protégée au titre du droit d’auteur – l’exigence classique, pour s’opposer à l’utilisation d’un extrait, étant que ce dernier soit en lui-même protégeable, c’est-à-dire original en lui-même au sein de l’œuvre. La loi française et le droit européen ont beau prévoir un tempérament en indiquant, comme une précaution, que les éditeurs de presse ne pourraient interdire ni « les actes d’hyperlien », ni « l’utilisation de mots isolés ou de très courts extraits d’une publication de presse », il n’en reste pas moins que le droit voisin des éditeurs de presse a été pensé, dès l’origine, et comme ses prédécesseurs, pour protéger une valeur économique, plus qu’une création intellectuelle – ramené de la sorte à sa dimension purement économique, il est vrai que le débat prend une autre lumière.
Mais alors quoi ? La leçon, qu’on admet un peu conservatrice, est qu’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi du droit d’auteur, et notamment s’en servir pour réparer tous les maux d’industries en peine de financement ; comme disait Hannah Arendt, qui ne manquait pas d’images frappantes : je peux bien utiliser le talon de ma chaussure pour enfoncer un clou, cela n’en fait pas pour autant un marteau. Telle est en somme la réponse du berger Google à la bergère législateur – un droit patrimonial n’est pas une contribution solidaire, et inversement.
Sur la fiche Wikipedia « Creative accounting », on lit que l’expression serait apparue pour la première fois dans un film de Mel Brooks de 1968, intitulé The Producers, où la pratique en question serait également dénommée « Hollywood accounting » – la boucle est bouclée ?