« Il est évident qu’il existe potentiellement un problème de biopouvoir ( …) lorsqu’un géant fixe ses propres conditions, et que celles-ci ne correspondent ni à l’esprit ni à la lettre de la nouvelle législation sur le droit d’auteur ». C’est en ces termes que Margrethe Vestager répondait il y a peu à une question d’EurActiv sur l’attitude de Google face à la transposition française du droit voisin des éditeurs de presse.
Bioquoi ?
Le terme de “biopouvoir” choisi n’est pas anodin. Loin de faire un clin d’oeil aux Bioman ou d’inciter à se nourrir sans pesticides, Vestager est plutôt en train de manier un concept initialement défini par Michel Foucault. Pour le philosophe, le biopouvoir permet de désigner le pouvoir moderne des États aux échelles tant micro que macroscopique : il s’agit de la capacité de contrôler aussi bien les individus, les corps (d’où le bio), que les masses, la population dans son ensemble. Foucault distingue ainsi les régimes modernes des autres grands régimes de l’histoire : la monarchie absolue de l’Ancien-régime, le modèle papal du régime médiéval ou encore de l’Empire romain reposaient ainsi sur un contrôle sociétal de masse commun aux régimes modernes, mais sur une politique du corps basée sur un individu unique, le roi, le pape ou l’empereur.
Nos régimes modernes, selon le philosophe, fonctionnent quant à eux à la fois par des mécanismes et des techniques de régulation de la population à une échelle macro, mais aussi par le contrôle de chacun de nos corps, à l’échelle individuelle, dans ce qu’ils ont de plus basique : leurs fonctions vitales. Un exemple concret est celui de l’évolution des politiques de santé, passant selon Foucault du “faire ou mourir ou laisser vivre” de l’époque ancienne au “faire vivre et laisser mourir” moderne. On voit ainsi apparaitre des techniques de pouvoir, comme les mécanismes assurantiels, qui encadrent la vie des corps et contrôlent les processus biologiques affectant les populations, aboutissant à l’acceptation et intériorisation par la masse de comportements ainsi généralisés.
La notion est complexe, et a depuis été maintes fois affinée, notamment par l’univers cyberpunk dont nous vous parlions la semaine dernière (après tout, quoi de plus cyberpunk que d’étendre son contrôle sur l’ensemble de la planète par des incitations corporelles aussi bien que par les normes sociétales ?), mais il est clair qu’elle peut servir à comprendre notre relation aux GAFAM.
Cyberbiopouvoir
Lorsque Vestager emploie le terme de biopouvoir pour désigner l’attitude de Google face aux droits voisins, un message clair est transmis : Google a beau se conformer à la lettre du texte, si son comportement a pour but ou effet de subtilement influer sur celui des consommateurs, il y aura sanction. C’est la beauté du droit de la concurrence, dont le but est justement de permettre d’intervenir dès lors que la taille d’un acteur bouscule les comportements. Qu’importe que la conception traditionnelle de ce droit soit celle d’une intervention active de l’acteur sanctionné (l’abus de position dominante, la concentration, l’entente sont toutes des infractions nécessitant la participation active du délinquant), si un acteur impacte passivement le marché par son biopouvoir, il peut risquer la sanction – pour EurActiv, dans le contexte des déclarations de Margrethe Vestager, la notion fait ainsi référence “à la manière dont une grande organisation contrôle les populations pour atteindre des objectifs économiques plus ambitieux“.
Or, il est clair que les GAFAM ont du biopouvoir : qu’il s’agisse de la manière dont les élections tournent principalement autour des achats de mots clefs publicitaires ou des records de consommation battus chaque année à jours fixes (Black Friday chez nous, Singles Day en Chine), les géants du net sont parvenus à modifier la plupart de nos comportements et à exercer ainsi un pouvoir sociétal sur nos corps. Reste à déterminer si ces derniers ont également un pouvoir sociétal de masse pour véritablement caractériser le biopouvoir foucaldien. Et après, de se demander comment y remédier. À bien y réfléchir, le cyberbiopouvoir ne peut être issu que des effets de réseau et de l’interconnexion entre l’ensemble des services de chacun des tentaculaires géants du net. La critique de ce cyberbiopouvoir, c’est donc la critique de la taille de ces géants – de là à lire des menaces à peine voilées de démantèlement, il n’y a qu’un pas.
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