Nous avons déjà évoqué les tensions qui peuvent exister entre le monde du travail et la technologie, surtout quand celle-ci promet de faciliter le travail pour in fine le remplacer. On parle cependant peu de l’autre face de la médaille, celle du travail créé par la technologie, et pourtant : le sujet est peut-être moins prégnant dans l’imaginaire collectif puisqu’il n’implique pas un chômage de masse, mais il est tout aussi primordial à traiter collectivement.
Le sens de la technologie
Si l’art peut être “inutile”, dans le sens où une œuvre peut n’être que belle sans forcément avoir de sens, la technologie, elle, est censée avoir un but, une raison d’exister. On n’innove pas pour rien, ou alors on disparait rapidement. On peut comparer l’innovation technologique aux mutations génétiques, dont seules les plus utiles se perpétuent. De la même manière, on peut rappeler que l’invention brevetable est souvent définie comme une “réponse technique à un problème technique” et que l’application industrielle est une condition de brevetabilité. La plupart du temps, le but de la technologie et de l’innovation sera de nous rendre la vie plus simple, plus agréable. D’une certaine manière, cette définition est tautologique : si on n’innove principalement que pour résoudre des problèmes, il va de soi que la technologie a pour but de simplifier notre existence.
C’est par exemple le cas de l’intelligence artificielle, dont les promesses croissent aussi rapidement que l’on ajoute des couches de neurones à nos algorithmes. L’IA permet de traiter des données en quantités astronomiques, pour en tirer des corrélations et des inférences que nous n’aurions pas pu déterminer par nos propres moyens. Ce faisant, l’IA peut trouver à s’appliquer dans quasiment tous les pans de la société, mais rarement pour nous remplacer totalement. Les métiers du futur seront ainsi des métiers qui reposeront grandement sur une collaboration avec l’IA, et qui nécessiteront une capacité à affiner le gros œuvre qui aura été effectué par nos algorithmes. En ce sens, c’est donc un premier bouleversement qui est amené par la technologie, non pas en créant de nouveaux métiers, mais en redéfinissant complètement ceux que nous connaissions et pratiquions déjà. C’est d’ailleurs ce qui pousse certains observateurs à appeler à investir dès maintenant et massivement dans la formation, pour développer les compétences d’apprentissage et d’adaptabilité, qui seront primordiales dans ce monde de demain.
L’effet papillon
Mais le futur est déjà aujourd’hui et les mirages encore lointains d’un monde où les tâches rébarbatives seront traitées par algorithme et seuls les aspects stimulants de nos métiers nécessiteront notre attention est encore bien loin. Entre temps, la technologie, et surtout Internet et le numérique, ont participé à la création de nouvelles formes de travail, et pas forcément les plus stimulantes. On pense tout d’abord à la vague d’applications “collaboratives“, qui sont en fait des machines à créer de l’emploi libéral et peu qualifié : peut-on vraiment dire que les chauffeurs Uber et les livreurs Deliveroo participent à une économie collaborative ? Alors que l’idée renvoie à la contribution de manière horizontale de plusieurs personnes à un même projet, force est de constater que l’économie “collaborative” telle qu’existante sert surtout à bousculer le transport à échelle locale, qu’il s’agisse de transport de personnes ou de biens. Là encore, le numérique ne créé pas de nouveaux métiers, mais permet la multiplication de petits boulots en optimisant la gestion de l’espace et du temps. Est-ce si étonnant que ces chauffeurs et livreurs commencent à demander la requalification de leurs contrats en contrats de travail, et à gagner ?
De manière plus insidieuse, des métiers vraiment nouveaux sont également apparus, et ils sont bien peu reluisants : ils consistent à effectuer des tâches extrêmement répétitives et simples mais qui requièrent tout de même un jugement humain qu’une machine ne pourrait reproduire que très difficilement et avec un fort taux d’erreur. Il en va ainsi de la modération de propos tendancieux sur Facebook, une armée de personnes étant nécessaire au traitement quotidien du flot d’immondices générées sur la plateforme et non censurées a priori par une intelligence artificielle, ou encore de l’annotation de contenus dans le but d’entrainer des intelligences artificielles (regarder 1 million de photos de chats et de chiens en les annotant “chat” ou “chien”). Derrière l’IA, il y a ainsi des heures de classement et d’identification de données et contenus dans le but de permettre à l’algorithme de comprendre ce qu’il est censé détecter, et ce travail est généralement effectué par des humains.
Se posent ainsi de multiples questions : ces nouveaux métiers sont-ils vraiment ce que nous attendons du numérique ? Mais, en cas de réponse négative, comment s’en passer si leur but est justement de permettre des innovations technologiques et la simplification générale de nos modes de vie ? Force est également de constater que ces boulots sont principalement exercés par les classes les moins aisées, et participent ainsi de l’élargissement de la fracture numérique : de la main d’œuvre peu chère annote de la donnée pour quelques dollars en Inde, pour qu’une startup puisse lever des centaines de millions en Californie. Une sorte d’effet papillon du monde moderne, où l’humain sert la technique pour que l’humain en profite.
Ce qu'on lit cette semaine
#travail
#facebook
#callcenters
#commeunlundi
Facebook, c’est du contenu qui est mis en ligne, mais également beaucoup de contenu qui n’est pas mis en ligne. Pour faire face à la responsabilité sociale, politique et juridique grandissante qui repose sur elle dans la lutte contre le contenu illicite, la firme américaine a recours à un réseau mondial de sous-traitants lui permettant de modérer dans des dizaines de langues et à l’aune d’un large panel de référentiels culturels. Si elle s’emploie par ailleurs à développer des outils d’automatisation, l’on reste encore bien loin de leur viabilité. En attendant, ce sont des dizaines de milliers de travailleurs autour du globe qui regardent, pour nous, ces vidéos et publications que l’on ne veut pas voir, le tout sous la pression de mal appliquer les T&Cs evolutives de Facebook, et d’être sanctionnés pour. Certains se droguent pour supporter, d’autres souffrent de pathologies psychologiques ou en deviennent conspirationnistes. L’on retire les verrous des salles pour éviter que des employés à la recherche de dopamine n’y fassent l’amour, quand ils ne parlent pas, sous le couvert de l’humour, de se jeter du toit du bureau. Bien peu tiennent plus d’un an et personne n’en sort indemne. Plongée dans l’industrie du pire.
#opendata
#accèsaudroit
#PJLJustice
#indécisionsdejustice
Ce sera probablement la dernière étape de l’intense saga législative autour du traitement de la publicité des décisions dans le projet de loi de programmation de la justice : le passage devant le Conseil constitutionnel, à la demande d’un groupe de députés Les Républicains bien décidés à lutter contre ce que d’aucuns considèrent (à juste titre selon nous) comme un recul majeur en termes de transparence de la justice et d’accès au droit. L’article 19 du projet de loi, dans sa dernière mouture, anticipée par une circulaire de circonstance, impose des exigences floues, extrêmement larges et difficilement actionnables quant à l’anonymisation des décisions par les greffes, et la communication de copies papiers de ces mêmes décisions par ces mêmes greffes ; hormis donner un coup d’arrêt définitif aux ambitions déjà mises à mal de la loi Lemaire, il faut avouer qu’on voit mal où le législateur entend aller avec ce texte critiqué par plus d’un. Les mêmes greffes qui se voient permettre de refuser la communication des décisions faute de moyens suffisants pour gérer les demandes en grand nombre seraient-ils à l’inverse capables de mettre en oeuvre les critères et les méthodes d’anonymisation imposés par la loi ? Les pratiques ainsi empêchées ne préjudicieront-elles pas finalement au seul justiciable “lambda”, quand les grands groupes disposent de toute façon de leurs propres capacités de traitement big data ? En termes de modernité, de démocratie et d’ouverture, on a connu le législateur français plus en pointe ; gageons pour sa part que la rue Montpensier ne manquera pas de sagesse.
#droitàl'oubli
#twitter
#internet
#ligueduLOL
#heknowsifyouvebeennaughtyornice
A l’instar des évolutions récentes de l’Internet Archive (et de sa fameuse Wayback Machine), il est intéressant de constater que la gestion de ce patrimoine informationnel commun issu du web 2.0 est, en pratique, le fait d’initiatives privées – et, de là, de se pencher sur les méthodes et les motivations de ces “archivistes” modernes. Il y a dans le cas de ce compte Twitter “Fallait pas supprimer” un postulat politique assumé (l’inapplicabilité du droit à l’oubli à l’heure d’Internet) et un positionnement mi-troll mi-lanceur d’alerte qui ne peuvent manquer de faire réfléchir : entre la capacité des “suffisamment puissants” à faire disparaître ce qui les arrange et la mémorisation inévitable (pis : la mise en avant, de fait toujours à charge) du moindre coup de sang ou moment d’égarement, où placer le curseur ? On ne saurait en effet arguer de manière si radicale que n’importe quel propos tenu sur Internet a vocation à y demeurer éternellement affiché, nonobstant la volonté de son auteur, pour la simple raison qu’il s’agit là de la place publique – il fut un temps (long, jusqu’à très récemment) où la place publique, de fait, ne se souvenait pas de tout ; la situation et sa conclusion n’ont donc rien d’anodin ni d’évident, d’autant qu’un “affichage” revient bien souvent à donner un écho supplémentaire, voire un nouveau son de cloche, à un même propos. Il y a en somme là tout un choix de société à faire, qui se joue, déjà, dans l’assentiment ou la critique que nous émettons à l’endroit de ce type de compte Twitter.
#internet
#plateformes
#Régulation
#thanksbutnothanks
C’est le père de la loi qui porte son nom, tellement connue qu’elle est rentrée dans le dictionnaire d’Oxford en 2012, et qui veut que plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la référence aux événements de WWII est probable. C’est aussi un ancien avocat engagé dans la cause des libertés sur internet pour avoir notamment conseillé la fondation Wikimedia ou encore l’Electronic Frontier Foundation. Face à la peur grandissante du pouvoir des plateformes dans la circulation de l’information, Mike Godwin, en bon libéral, reste confiant. C’est ainsi qu’il remarque qu’internet et les plateformes suit la même trajectoire que les innovations précédentes. Si l’audiovisuel et le téléphone ont tout d’abord suscité l’engouement, ils ont ensuite rapidement engendré la crainte des gouvernements qui les ont régulé d’une part, mais également des particuliers, bousculés dans leurs habitudes, d’autre part et ce jusqu’à ce que tout le monde passe à autre chose. Internet se situerait aujourd’hui dans cette deuxième phase et Godwin déjà dans la troisième. Vous voulez lutter contre la captation de votre attention ? Désactivez les notifications. Vous trouvez que les plateformes en savent trop sur vous ? Rappelez-vous que c’est pareil pour les Etats. Vous voulez que les plateformes retrouvent la confiance de leurs utilisateurs ? Imposez leur des obligations qui sont déjà à leur charge. Problème réglé, circulez il n’y a plus rien à voir.
#surveillance
#chine
#vieprivée
#danslespetitspapiersduparti
Nous vous en parlions régulièrement au fil des dernières Maj : c’est à un regard un peu différent sur le système de notation des citoyens en Chine (social credit scheme) que cet article nous invite aujourd’hui. Derrière les effets d’annonce du Parti, qui ont entraîné levées de boucliers et inquiétudes (légitimes) côté occidental, la réalité du système serait à ce jour beaucoup plus expérimentale, pour ne pas dire artisanale : des “villages pilotes” surveillés par des citoyens dédiés à la tâche, compilant manuellement des constatations sur les bons et comportements de leurs pairs, conformément à des lignes directrices de l’Etat. L’IA et ses algorithmes tant décriés semblent à cette aune un peu loin. Difficile également d’évaluer les conséquences réelles de ce système encore peu centralisé, semble-t-il. L’occasion de rappeler que le contrôle politique des citoyens en Chine se joue peut-être encore davantage en creux, via des méthodes un peu éclipsées par l’effet spectaculaire de ce système de notation, dont en particulier les blacklists entretenues par un grand nombre d’administrations. Comme quoi, la déviance du pouvoir politique n’a pas attendu la technologie pour produire ses effets les plus contestables.
#cybersécurité
#chine
#USA
#géopolitique
#lasommedetouteslespeurs
Une fois n’est pas coutume, la cybersécurité se fait enjeu diplomatique majeur – et l’on ne voit pas pourquoi cela s’arrêterait. Pour faire simple : le gouvernement américain soupçonne Huawei de collaborer activement avec le renseignement chinois par l’implantation de backdoors sur ses équipements ; Huawei et le gouvernement chinois démentent ; les Etats-Unis boycottent Huawei et tentent de convaincre l’Union Européenne, ou du moins ses Etats membres (compétence réservée oblige), d’en faire autant ; l’Union et ses Etats refusent de tirer des conclusions prématurées faute de preuve, et s’en tiennent à cela. Tout ceci sur fond de déploiement de la 5G en Europe, et au vu d’une loi de renseignement chinoise il est vrai particulièrement peu rassurante. De quel jeu faut-il donc avoir le plus peur d’être dupe, pour nous européens ? De la menace chinoise, pas assez prise au sérieux ? Ou d’une stratégie américaine visant à exclure le concurrent chinois du marché européen, en agitant l’argument privacy & cybersec ? Il y a là un arbitrage évidemment sensible à réaliser, et c’est bien l’intérêt du citoyen-consommateur européen qui est en jeu. Pas de quoi se rassurer, en toute hypothèse.