Nous avions évoqué le sujet dans une Maj précédente : la frontière est un des grands enjeux des nouvelles technologies, puisque les interactions numériques ne connaissent pas de bordures, contrairement au droit. À l’époque, nous évoquions le contentieux opposant Microsoft au FBI. Aujourd’hui, nous attendons la publication d’une proposition de nouvelles règles de lutte anti-crime et anti-terrorisme de la Commission européenne. Dans les deux cas, un sujet cristallise l’attention : l’accès aux preuves.
La matérialité de la donnée
En effet, la difficulté des délits et des crimes complexes, commis sur plusieurs territoires, réside non seulement dans la détermination des territoires et droits pertinents pour leur poursuite, mais aussi dans la réunion des preuves nécessaires à ces poursuites. Dans un article cette semaine, le Monde parle de “guerre de la preuve numérique”, et pour cause : on oublie trop souvent dans notre monde numérique que la donnée est somme toute bien matérielle.
Matérielle parce qu’une donnée, in fine, ce n’est qu’un enregistrement sur un serveur. Il y a donc un support de mémoire quelque part dans le monde sur lequel la donnée est stockée sous forme binaire (un 0 ou un 1). Cela se traduit encore plus matériellement par des champs magnétiques polarisés négativement ou positivement (pour les disques durs) ou en modifiant la conductivité d’un transistor (mémoire flash, SSD). Pour les soutiens de théories visant à faire de la localisation des serveurs un élément déterminant de l’applicabilité du droit, il y a là un argument de taille, bien qu’il est toujours possible de répondre que toute la magie du numérique est de pouvoir dupliquer cet enregistrement matériel quasi instantanément n’importe où ailleurs.
Matérielle également parce qu’en reprenant un peu de hauteur, les données en cause sont le plus souvent détenues par un tiers, qu’il faut convaincre (ou forcer, selon les cas) à communiquer les données nécessaires pour la preuve de l’infraction. C’est afin de fluidifier les transferts de données aux fins de preuve que les États ne cessent de signer de accords de collaboration, au détriment de la protection de la vie privée – c’est notamment le but du récent CLOUD Act américain ou de la Directive européenne 2016/680 qui accompagne le GDPR.
Sécurité vs vie privée
Paradoxalement, alors qu’ils sont si souvent pointés du doigt pour leur gestion calamiteuse de nos données personnelles, les géants du net font figure de bons élèves lorsqu’il s’agit de l’accès à ces données. Depuis les révélations de Snowden, les entreprises du net n’ont de cesse de se battre contre l’accès aux données de leurs utilisateurs par les autorités judiciaires et policières, notamment par le biais de publications régulières au nom de la transparence, ou de batailles judiciaires allant parfois jusqu’aux plus hautes instances existantes, comme Microsoft avec le FBI. Apple et Google ne sont pas en reste, avec chacun son lot de procès de haute volée au nom des droits fondamentaux de leurs utilisateurs.
Plusieurs questions sont ainsi soulevées : les données personnelles doivent elles être protégées contre les entreprises qui les collectent, ou contre les autorités qui les requièrent, ou, in fine, contre les deux ? Dans ce cas, à qui se fier ? La divulgation de nos données à des fins de sécurité publique n’est-elle pas le début de la fin de la vie privée ? À l’inverse, les géants du net sont-ils vraiment un juste rempart contre les débordements sécuritaires ? Le balancement entre protection de la vie privée et garantie de la sécurité publique, entre intérêts personnels et intérêts publics, est ainsi cristallisé par le débat sur l’accès aux données, mais que privilégier ?
L’actu en bref
Cette semaine est à nouveau très chargée. News générales : le G29 a annoncé la création d’un groupe de travail sur les réseaux sociaux (PDF) ; la France ratifie le Protocole n°16 à la Convention européenne des droits de l’homme et déclenche son entrée en vigueur, permettant de demander des avis à la CEDH ; publication du rapport d’activité 2017 de la CNIL, qui compte parler IA et blockchain en 2018 ; outil pour savoir si vous êtes victime du scandale Cambridge Analytica ; YouTube collecterait des données personnelles de mineurs ; l’OPECST présente une excellente note récapitulative sur la blockchain ; Netflix interdit de Cannes. News législatives et réglementaires : la loi ratifiant l’ordonnance de réforme du droit des contrats a fait l’objet d’un accord et sera bientôt promulguée ; le projet de loi secret des affaires adopté à l’Assemblée et en première lecture au Sénat ; 22 États membres s’allient sur l’IA et sur la blockchain. Jurisprudence : Uber étant un service de transport, pas de nécessité de notification de réglementation spécifique à la Commission européenne (CJUE) ; SFR sanctionnée pour des clauses abusives ; Schrems s’attaque aux clauses contractuelles type ; la justice Russe a ordonné le blocage de Telegram. Enfin, nous soutenons l’initiative de crowdfunding de NextINpact et vous incitons à faire de même !
À ne pas rater cette semaine
Sinon cette semaine, on parle donc des difficultés d’accès à la preuve, avec un article du monde sur la guerre qui fait rage à ce sujet et la fuite des projets de la Commission européenne pour ramener la paix. Également au programme, un excellent article de Wired qui rappelle opportunément que Mark Zuckerberg ne fait que s’excuser depuis avant même la création de Facebook, un article tout aussi excellent de Motherboard sur le matériel utilisé pour miner du Bitcoin, et un article d’Axios sur l’espionnage industriel numérique. Enfin, nous parlons du projet européen de refonte du droit de la consommation et d’une prothèse pour augmenter le cerveau humain, pendant que Hugo vous propose de partir à l’aventure pour trouver la qualification juridique de Gmail. Indice : elle ne se trouve pas dans le droit positif, mais bien dans le prospectif.
Faites la Maj, et à la semaine prochaine !
Ce qu'on lit cette semaine
#procédurepénale
#pénaldunumérique
#coopérationjudiciaire
#newbutalreadyold
C’est l’éternel débat lorsqu’il est question de procédure pénale du numérique, voire même de procédure pénale tout court : respect de la vie privée vs. sécurité, répression et célérité des procédures. Les autorités judiciaires se heurtent ainsi à de nombreux obstacles pour obtenir la communication de données auprès des opérateurs du numérique américains, dans des affaires qui s’enlisent de ce fait, au préjudice tant des victimes que paradoxalement, des mis en cause qui attendent leur procès en détention provisoire. L’arrivée du Cloud Act américain pourrait faciliter la coopération pénale internationale mais la nécessité de passer par des accords bilatéraux risque de se heurter à des processus de négociation défavorables aux pays tiers, voire même à des questions de répartition de compétence entre l’UE et ses pays membres. Quelques articles plus haut, on vous dévoilait l’instrument législatif unioniste devant apporter des éléments de réponses à ces problèmes, l’annonce officielle est prévue pour le 17 avril (aujourd’hui). Oups.
#donnéespersos
#preuve
#europe
#heknowswhenyouvebeennaughty
Après le CLOUD Act américain, l’heure est décidément aux initiatives extraterritoriales en matière de coopération pénale : un paquet européen dédié aux pouvoirs d’investigation des autorités compétentes sur Internet et les services de communications électroniques, composé d’un réglement et d’une directive, devrait être dévoilé aujourd’hui. Au menu : des obligations de communication extrêmement renforcées à la charge des fournisseurs de services en ligne et des opérateurs, qui devront répondre dans des délais très courts aux demandes des autorités, lorsque des données dont ils disposent sont susceptibles d’être utiles à des enquêtes en cours. Surtout, les textes auraient vocation à s’appliquer sans distinction liée à un quelconque critère d’établissement, mais bien dès lors que les services sont accessibles dans l’Union ; il en résulte d’importants questionnements sur leur articulation avec notamment la nouvelle réglementation américaine précitée, mais aussi avec le GDPR. On attend avec impatience d’en savoir plus !
#facebook
#cambridgeanalytica
#donnéesperso
#déso
Alors que certains ont pu qualifier l’audition de Mark Zuckerberg au Sénat américain au sujet de la Cambridge Analytica-gate de victoire par l’ennui, au cours de laquelle ses notes ont même été prises en photo à son insu, voici un article “coup de gueule” qui met en perspective l’approche consistante de Facebook et de son CEO à chaque fois qu’il leur était reproché de malmener la vie privée des utilisateurs du réseau social : la demande d’excuses et les promesses non tenues. Une rétrospective, donc, d’une certaine histoire de la compagnie, vieille de déjà 14 ans, mais aussi une analyse de son business model, lequel ne permettrait simplement pas, en l’état, de positionner la protection de la vie privée en valeur cardinale.
Pour un résumé de l’audition, c’est ici.
#secretsd'affaires
#espionnageindustriel
#chine
#chicetpascher
Mise en lumière d’un cas concret de cyber-espionnage, ou quand cybersécurité et propriété industrielle se mêlent autour d’une controverse géopolitique de longue date : tandis que le président américain menace la Chine d’une révision des tarifs douaniers, on observe une recrudescence des attaques d’entreprises américaines destinées à s’approprier leurs actifs immatériels, secrets d’affaires et autres éléments stratégiques confidentiels. Une guerre de l’IP qui remonterait à la présidence Obama, et ne se serait calmée que pour repartir de plus belle ; plus que jamais, la protection des systèmes apparaît donc comme un enjeu majeur, d’autant plus que la politique d’espionnage industriel chinoise, manifestement coordonnée, semble avoir reçu l’aval des instances gouvernementales. De quoi alimenter un climat politique déjà tendu.
#blockchain
#technopolitique
#libéralisme
#c'estfoucequ'onpeutfaireavecdeschaussures
Où comment les rêves de décentralisation libertariens entourant les cryptodevises risquent de s’envoler… par effet de marché. Les mineurs de monnaies virtuelles investissent en effet de plus en plus de ressources pour résoudre les équations permettant d’enregistrer les transactions faites avec elles et emporter la commission qui va avec et, du fait du fonctionnement des blockchains sous-jacentes, accroissent la difficulté de ce processus et donc, en retour, les ressources nécessaires pour ce faire. Cela a pour effet de favoriser les « gros » capables de concentrer une grande puissance de calcul et d’inciter au développement de matériel monotâche dédié à l’activité de minage : les ASICs (application specific integrated circuits). Cercle vicieux pour les uns, vertueux pour les autres car les ASICs permettraient également de garantir une meilleure sécurité pour les blockchains. Discussion.
#Transhumanisme
#améliorationcognitive
#mémoire
#neuroscience
#ilssevoientunpeuquandmêmetesimplants
And so it begins. Des patients atteints de l’épilepsie ont récemment été les premiers à tester des technologies d’augmentation cognitives sur-mesure permettant d’accroître la mémoire à court terme. Après avoir analysé les stimulations neuronales de l’hippocampe de chacun des patients, les chercheurs à l’origine du test ont réussi à construire un modèle prédictif de ces stimulations pour connaître comment les neurones devraient se comporter en cas de remémoration réussie et à les activer en conséquence pour les faire se comporter de la « bonne » manière plus régulièrement. Bilan des courses ? 37% d’amélioration de la mémoire court terme. Nous ne sommes pas encore proches des neuroprothèses grand public et les techniques utilisées restent encore très invasives mais cela vaut le coût de déjà se poser la question, tant la réponse doit se mûrir : franchiriez-vous le pas ?
#consommation
#europe
#knowyourrights
Bel effet d’annonce du côté de la Commission, qui choisit ici encore de défendre les intérêts des citoyens européens : cette “nouvelle donne” en matière de droit de la consommation, si elle n’apporte pas grand-chose de nouveau pour un droit français déjà très protecteur, aura le mérite d’harmoniser les règles et notamment de prévoir des sanctions élevées (façon GDPR et droit de la concurrence) pour les professionnels indélicats. Il en résultera notamment une action de groupe unioniste, possiblement transnationale (consommateurs de tous les pays, unissez-vous), ainsi que (c’est dans l’esprit du temps) de nouvelles obligations… de transparence pour les plateformes, dont la barque semble se charger à chaque nouveau coup de plume du législateur européen. Enfin, initiative intéressante : l’extension du droit de rétractation aux services gratuits mais rémunérés par la fourniture de données à caractère personnel – preuve s’il en fallait qu’une approche réaliste de l’économie de ces services ne saurait négliger la valeur de ces données, y compris lorsqu’il s’agit de défendre d’autres intérêts que la vie privée.