Une fois n’est pas coutume, Margrethe Vestager fait la une des journaux et continue de prêcher sa bonne parole : il serait nécessaire de repenser les règles du droit de la concurrence pour les adapter au nouveau monde numérique, car les règles actuellement applicables seraient difficiles à mettre en œuvre dans un cyberespace réputé “opaque”. Cette position, qui trouve écho tant outre-Atlantique que chez nous, mérite que l’on s’y attarde une minute.
Dominer son marché ou dominer le monde
Dans un récent article intitulé “How to lose a monopoly: Microsoft, IBM and anti-trust“, l’analyste Benedict Evans nous invite à distinguer entre trois types d’entreprises : celles qui ont du succès, celles qui domptent leur marché, et celles qui dominent la tech. En prenant les exemples d’IBM et de Microsoft, Evans argue que la domination de la tech dépend moins des politiques de concurrence que de l’évolution du marché lui-même. IBM et Microsoft ont toutes deux dominé et leur marché et le monde de la tech, et ont toutes les deux fait l’objet de procédures en droit de la concurrence aux États-Unis comme en Europe. IBM dominait le monde lorsque ce dernier gravitait autour des unités centrales, Microsoft lorsque la période de l’ordinateur personnel a débuté. Si les deux entreprises ont eu affaire avec les autorités de concurrence (avec parfois des condamnations emblématiques, comme le cas Microsoft européen), la fin de leurs règnes sur le monde de la tech peut se comprendre en simples termes de marché : IBM a raté le tournant de l’ordinateur personnel et Microsoft celui d’Internet et du mobile, les centres de gravité des époques qui ont succédé à celles des deux géants.
Les deux entreprises sont loin d’avoir disparu – elles continuent à vendre leurs produits et services, et pourraient difficilement être taxées de petites entreprises : à respectivement 137 et 1435 milliards de dollars de valorisation, IBM et Microsoft restent d’énormes sociétés à la réussite insolente. Les deux entreprises continuent à dominer leurs marchés d’origine : comme le note Evans, IBM n’a jamais autant vendu d’unités centrales (qui servent toujours à effectuer de gros calculs, par exemple pour certaines administrations) et Microsoft domine toujours le marché de l’ordinateur personnel tout en ayant réussi à s’introduire sur le cloud. Microsoft est d’ailleurs, en ce moment, la première valorisation boursière mondiale. Pourtant, on omet souvent le “M” à GAFA et peu de personnes considéreraient aujourd’hui que Microsoft, et encore moins IBM, dominent le monde de la tech : toute l’attention est concentrée sur Google, Facebook, Amazon et les autres plateformes.
Le monde de la tech gravite ainsi désormais autour du logiciel et du cloud, composantes principales de la “plateformisation” de notre monde, et les entreprises qui donnent cette impression de super domination sont celles qui dominent le marché autour duquel la tech s’est structurée, les géants des plateformes. Dit autrement, il ne suffit pas de dominer un marché pour renvoyer une impression de surpuissance : il faut dominer le bon marché.
Combattre le feu par la lance à incendie
L’argument de Benedict Evans est classique du libéralisme économique : rien ne sert de réguler, il faut laisser le marché faire. Si les faits décrits par Evans sont indéniables (défaut de transition opportune des dominants de la tech sur les bons marchés), il n’analyse aucunement les effets potentiels des politiques et des actions anti-abus de position dominante sur la manière dont ces marchés de la tech se sont structurés. Surtout, rien ne peut nous assurer que les colosses de la tech d’aujourd’hui rateront le coche des marchés essentiels de demain, et qu’ils ne renforceront pas ainsi encore plus leur emprise sur le monde : il est toujours compliqué de s’essayer à la prédiction, mais il est clair que les technologies qui seront probablement le centre de l’attention de demain, l’intelligence artificielle et le calcul quantique, sont déjà sous l’emprise des titans d’aujourd’hui. Les GAFAM ont-ils appris des erreurs de leurs ainés et déjà pris le coche de demain ?
Toujours est-il qu’une idée intéressante sous-tend la pensée d’Evans : là où le droit de la concurrence s’attaque à des marchés, l’impressionnante domination des GAFAM est transversale. La notion de marché n’a pas de sens quand on analyse Google : l’extraordinaire force du “moteur de recherche” réside précisément dans sa capacité à être présent dans un très grand nombre d’autres marchés. Cette analyse n’a pas échappé au législateur et au régulateur, la proposition de loi pour le libre choix du consommateur dans le cyberespace s’attachant précisément à la notion d’interopérabilité et à la prévention de concentrations, deux pistes de régulation transversale.
Mais d’un point de vue européen, quels sont nos objectifs ? Sont-ils vraiment centrés sur le consommateur ? Il nous semble évident que la prévention des conséquences négatives des abus de position dominante est loin d’être la seule préoccupation d’une Union Européenne et d’une France larguées sur la scène de la tech. Le RGPD et le droit de la concurrence sont devenus les bras armés du soft power européen, et les nouveaux éléments de langage des régulateurs français et européens montrent bien leur but : il ne s’agit plus de prévenir des atteintes à des marchés, mais bien de combattre la domination totale du secteur de la tech par un autre biais – en quelque sorte, faire concurrence aux GAFAM sur l’ensemble du secteur de la tech, grâce au droit de la concurrence lui-même.
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