Il y a comme une rengaine dans un certain nombre d’articles que nous lisons cette semaine : The Atlantic commente le changement induit par le numérique sur la constitution d’archives et son analyse ; LeMonde.fr analyse l’impact des réseaux sociaux sur l’estime de soi et le recours accru à la chirurgie esthétique ; même les emojis et l’évolution de notre expression deviennent sujet à une enquête sociologique. Il ne fait aucun doute que nous sommes façonnés par les usages qui se créent une fois une innovation mise sur le marché et adoptée massivement. Ici, le changement plus profond est cependant celui de notre rapport à l’information et de l’effacement de la distance nécessaire pour former une analyse approfondie.
Collecte vs traitement de l’information
Parmi les mutations induites par le numérique, celle de notre rapport à l’information fait partie de ces “meta-mutations” qui entrainent des réactions en chaine. Nous nous sommes habitués, voire nous nous attendons désormais, à recevoir de l’information en temps réel sur tous les événements de la planète. Il n’y a qu’à voir cette carte mondiale de l’évolution en temps réel du coronavirus : l’épidémie n’est révélée que depuis quelques jours, mais l’on peut déjà psychoter en temps réel, et c’est normal. Notre capacité de traitement de l’information a elle aussi évolué : on ne compte plus les études démontrant que nous lisons plus qu’avant, mais différemment, en sautant de contenu en contenu plutôt qu’en lisant un roman d’une traite.
L’information va plus vite et nous nous sommes adaptés pour être capables d’absorber quotidiennement cette masse toujours grandissante d’infos, mais est-ce que notre capacité d’analyse de ces informations s’est elle aussi accélérée ? À l’heure de l’avènement des fake news et de l’ingérence étrangère dans les élections par la désinformation, rien n’est moins sûr. Il faut ainsi distinguer nos compétences de prise en compte d’une donnée – “l’utilisation des emojis ne fait que croitre” – de celles de réflexion et de mise en contexte – qui, dans cet exemple des emojis, peuvent être multiples : “le langage devient plus accessible et universel” vs “nous perdons toute notion de la grammaire et de la ponctuation“.
C’est la confrontation progressive de différentes appréciations d’une même donnée qui permettent d’acquérir la connaissance : le temps de l’approfondissement, le fait de “creuser” un sujet restent indispensables pour viser une compréhension la moins biaisée possible. L’expression “prendre de la hauteur” désigne bien cette distance nécessaire à la réflexion poussée sur un sujet, et cette distance se conçoit notamment dans un cadre temporel. La notion même de réflexion est d’ailleurs figurée du sens premier du terme, le fait de renvoyer un rayon et donc de rallonger son temps de trajet.
Sans réflexion, sans liberté, sans démocratie
Une fois posée cette différence entre notre capacité d’analyse d’un événement, probablement assez peu changée, et notre évolution en éponges à informations, quelles conséquences en déduire ? Ou plutôt, puisque nous voulons laisser le temps au temps de nous permettre de prendre de la distance, quelles questions appréhender ?
La plus importante nous semble posée par François Sureau dans son tract Sans la liberté. Sureau y fait le constat d’un changement de priorités des citoyens, qui privilégient plus la satisfaction immédiate de leurs intérêts communautaires plutôt que la recherche de l’intérêt général : pour Sureau, “l’antagonisme entre le citoyen et l’État soutenait la démocratie. Cet antagonisme disparaît parce qu’il semble privé d’objet. Il est remplacé par l’antagonisme entre les groupes et les individus, par cette lutte de tous contre tous où une grande énergie mauvaise se donne libre cours“. Or, le citoyen serait “non celui qui se satisfait de poursuivre son but propre, mais celui qui maintient vif le souci des buts des autres“.
On retrouve ainsi l’idée sous-tendant la citation apocryphe de Voltaire “je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrais pour que vous ayez le droit de le dire” : la garantie des libertés individuelles est la finalité du contrat social, et l’intérêt général consiste ainsi en sa préservation, et non à justifier des mesures qui seraient attentatoires à ces libertés. Le constat du changement de paradigme du citoyen nous semble directement lié à la distinction entre collecte et traitement de l’information : à ne faire qu’absorber les données sans prendre le temps de leur mise en contexte, nous sommes conduits à faire primer des intérêts individuels ou communautaires sur la garantie des libertés individuelles et l’intérêt général. La question ainsi posée est celle de la survivance de la démocratie telle que nous la connaissons : d’un régime centré sur la préservation des libertés, nous marchons vers un régime de la confrontation des libertés.
L’exemple actuel de la loi contre la haine en ligne est typique de ce mouvement : au nom de la préservation des intérêts, légitimes, de personnes harcelées sur le net, c’est la longue et patiente construction de l’ensemble de l’édifice de la responsabilité des hébergeurs qui est remise en cause en l’espace de quelques mois. La “lutte contre la haine” est ainsi présentée comme un intérêt général indiscutable – et après tout, qui voudrait soutenir la haine ? C’est cependant considérer que l’absorption, en bonnes éponges à information, de la donnée “il y a une recrudescence des incivilités en ligne” équivaut à l’analyse “une refonte du cadre juridique est nécessaire“. La garantie des libertés individuelles, et avec la préservation de la liberté d’expression, et donc le véritable intérêt général, sont ainsi mis de côté au profit de la recherche de cette sécurité individuelle. Sans analyse de la donnée absorbée, pas de prise en compte de l’intérêt général, et c’est ainsi notre contrat social actuel qui est fragilisé. Une situation que nous laisserons Sureau résumer mieux que nous :
La liberté vaut en effet si elle est l’apanage d’un citoyen, soucieux de bâtir une cité meilleure, et non pas seulement le privilège d’un individu soucieux de sa jouissance personnelle. C’est à cette condition seulement que le prix qu’elle demande peut être payé. Car la liberté a un prix, et par exemple, s’agissant des « discours de haine », celui d’être blessé, révolté, atteint par les opinions contraires. Refuser de payer ce prix, c’est montrer en définitive le peu de cas que l’on fait de la liberté, c’est lui préférer en définitive son opinion propre, et cette préférence signe la mort de la société politique.