La rumeur grondait depuis quelque temps, mais l’annonce n’en a pas moins été explosive : Facebook participe au lancement d’une nouvelle cryptomonnaie, le Libra. Il n’en fallait pas plus pour qu’évidemment, l’annonce soit analysée sous l’angle de la souveraineté et que les mises en garde pleuvent. Chez Aeon, nous admettons être pour le moment dans une phase de questionnements plutôt que de réponses, et c’est pourquoi cet édito va servir à les partager avec vous, quitte à approfondir certains angles, notamment celui de la souveraineté, dans de prochaines semaines – n’hésitez pas à nous envoyer vos réponses si vous en avez !
Libra, késako ?
L’essentiel à comprendre est que Facebook a initié un consortium d’entreprises pour développer une nouvelle cryptomonnaie, basée sur une nouvelle blockchain, dénommée Libra. Pour rappel, la blockchain est une technologie de stockage et de partage d’informations basée sur le principe de décentralisation : au lieu qu’un unique tiers certificateur valide les échanges (comme PayPal sur son service ou les banques centrales avec les devises étatiques), c’est l’ensemble des membres du réseau qui le fait, chacun d’entre eux ayant accès à l’ensemble des échanges jamais réalisés, la sécurité étant assurée grâce au chiffrement.
La Libra n’est pas le projet “de Facebook” : 28 grosses boites parmi lesquelles Uber, Spotify, Visa, Mastercard, ou encore notre Iliad national, font partie des fondateurs. Le ticket d’entrée est à 10 millions de dollars et permet d’intégrer la Libra Association, une fondation de droit suisse implantée à Genève, qui sera l’organe de régulation. Le code de la Libra est open source et un nouveau langage de programmation, le Move, a été créé pour permettre le développement d’applications et de smart contracts sur cette nouvelle blockchain.
Comment définir Libra du coup ? Le mot le plus adapté nous parait être celui employé par William O’Rorke, un écosystème : il est encore trop tôt pour savoir si Libra pourra être qualifié de “monnaie” au sens classique du terme (intermédiaire d’échanges, réserve de valeur, unité de compte), mais il est certain que ça ne sera pas son seul usage.
On dit un ou une Libra ?
Sur le site officiel français, on parle de La Libra.
Quelles différences avec Bitcoin ?
Il y en a deux principales.
Tout d’abord, Libra est pour le moment “permissionnée“, ce qui veut dire que tout le monde ne peut pas faire n’importe quoi : seuls les membres de l’association Libra pourront valider des ajouts à la blockchain Libra, en tout cas dans un premier temps. L’ambition affichée est en effet de complètement décentraliser la blockchain Libra d’ici 5 ans, si les recherches effectuées entre temps le permettent : l’association Libra affirme clairement qu’aucune des implémentations actuelles de blockchain décentralisée ne lui semble un compromis satisfaisant du point de vue de l’efficacité (nombre de transactions traitées par minute), de la capacité de passage à l’échelle (scalability, capacité à soutenir une forte augmentation de transactions), de l’énergie nécessaire (Bitcoin est extrêmement énergivore) ou de la fiabilité de la technologie de consensus sous-jacente. Très clairement, Libra ambitionne de résoudre tous les problèmes actuels de la blockchain en 5 ans. En attendant, ce contrôle de la blockchain par une poignée d’acteurs (Libra espère recruter jusqu’à 100 entreprises en tout, issues de toute la planète) pose des questions légitimes de confiance : les blockchains permissionnées remettent un impératif de confiance, certes disséminé puisqu’il ne s’agit désormais plus d’un seul acteur, là où le but était précisément de s’en départir.
Ensuite, la valeur de la libra est assise sur une réserve d’actifs peu volatils et indexée sur une poignée de devises étatiques tout aussi stables. Le but est de garantir une stabilité à la libra et d’éviter un comportement volatil à la Bitcoin, qui profite aux investisseurs mais est peu praticable pour construire un écosystème monétaire. La valeur de la libra fluctuera forcément, mais en fonction du cours des différentes devises et non de la spéculation du marché sur sa propre valeur.
Deux énormes différences avec Bitcoin, donc. Au niveau des similarités, on peut donc mentionner le principe de base de la blockchain et le fait que les transactions enregistrées sur la blockchain seront pseudonymes.
Du coup quel est le rôle de Facebook ?
S’il est certain que le réseau social est l’instigateur de ce projet, il semble bien ne pas vouloir être le seul à le mener. A priori, Facebook n’aura pas de rôle prépondérant par rapport aux autres acteurs investis. On peut le comprendre vu la très longue liste de ses récents déboires.
Facebook ne sera bien évidemment pas en reste, et a déjà créé une filiale, Calibra, qui développera un portefeuille pour la libra, accessible depuis une appli dédiée mais aussi Messenger, WhatsApp ou Instagram, sans toutefois être relié aux données de ces comptes nous assure Facebook. Si cela fonctionne, Calibra devrait ensuite développer des produits financiers.
Quelles sont les règles applicables ?
Tout dépend de ce que va vraiment être la Libra, et il est peut-être encore trop tôt pour le dire. Un grand nombre de questions se posent néanmoins.
Il faut distinguer entre la blockchain Libra elle-même et les services qui seront développés au sein de son écosystème. Pour ce qui est de Libra, comme pour toutes les cryptomonnaies, les principales questions sont celles de sa qualification comme monnaie électronique (C. mon. et fin., art. L. 315–1, Directive E-money 2009/110/CE) et de l’imposition sur les éventuels bénéfices tirés de son utilisation. Pour ce qui est des services complémentaires, tout dépendra évidemment de leur nature, mais l’on peut déjà citer les lourdes obligations de lutte anti-blanchiment et anti-financement du terrorisme qui s’appliqueront probablement à tout opérateur de site d’échange entre devises étatiques et libra, et qui impliquent la vérification de l’identité des clients. Se posent ainsi directement des questions de protection des données personnelles et de la vie privée liées à l’utilisation de ces services tiers, qui devront scrupuleusement se conformer au RGPD. Enfin, Clément Jeanneau soulève la très intéressante question de l’extraterritorialité du droit américain et de son impact sur les services développés : Facebook se conformera forcément aux injonctions du Trésor américain et ses services auront de facto des frontières, comme celles de l’Iran. À voir comment les acteurs actuellement impliqués, quasiment tous occidentaux, géreront ces aspects.
À quoi ça sert ?
C’est la question la plus nébuleuse pour le moment. Il est évident que la Libra permettra d’effectuer des échanges sur les différentes plateformes parties au système, mais une blockchain n’est pas nécessaire pour ce faire – c’était précisément le but de PayPal dès la fin des années 90 et sans création de nouvelle devise, et c’est ce que font notamment tous les jeux vidéo avec leurs monnaies virtuelles.
Il est également très probable que Libra serve à conquérir de nouveaux marchés dans les pays émergents – la photo de la page d’accueil du site de Libra laisse d’ailleurs peu de doutes à ce sujet. Cependant, l’idée de fournir des services financiers à bas prix aux populations qui n’y ont pas accès n’est pas nouvelle (#WesternUnion), et l’on peine à comprendre pourquoi une blockchain était essentielle pour réaliser cette ambition. En Chine, Alipay et WeChat comprennent déjà des systèmes de paiement intégrés à des messagerie, sans blockchain. S’il est clair qu’il y a un marché du paiement pair-à-pair via messagerie à conquérir, l’utilité réelle de la blockchain pour le réaliser ne nous est pas encore apparente.
Enfin, il y a toutes les applications auxquelles on ne pense pas encore forcément, mais qui expliquent probablement ce choix d’une blockchain. Tout comme l’organisation pair-à-pair de l’infrastructure du net, le choix d’une blockhain est un choix technique qui impose des contraintes ultérieures (Code is law). On peut ainsi imaginer la concrétisation du rêve de Génération Libre de patrimonialiser ses données grâce à la blockchain, en créant des smart contracts rémunérant, par exemple l’exploitation de vos playlists Spotify ou de vos messages WhatsApp pour adapter les publicités. Plus largement, c’est potentiellement une économie véritablement collaborative qui sera ainsi permise : l’aspect le plus excitant est probablement l’interopérabilité qui sera forcément entrainée par l’adoption de Libra par tous ces grands acteurs. Si Uber et eBay acceptent tous deux la Libra, pourquoi ne pas payer une course avec un objet mis en vente sur la plateforme ?
Tout cela mérite réflexion, et surtout, caLIBRAtion. Tiens, voilà une dernière question : quels autres jeux de mots avec le mot “Libra” ?