La Cour Suprême des États-Unis a ce luxe de pouvoir choisir les quelques 100 affaires (sur plus de 7 000 qui lui sont soumises) sur lesquelles elle se prononce pendant l’année, et c’est pourquoi le fait d’accepter de se saisir d’un sujet est déjà, en soi, un événement qui se commente, a fortiori lorsque la Cour décide de se saisir d’un sujet qu’elle n’a pas traité depuis 1888 : la propriété intellectuelle du droit.
Le caractère commun du droit commun
Il peut y avoir un caractère antithétique à parler de propriété, qu’elle soit intellectuelle ou non, sur le droit, et ce à plusieurs titres. Le premier est bien évidemment que le droit, en tant que ciment du pacte social, devrait être un commun, un bien qui ne peut s’attribuer au détriment d’autrui, et qui est donc la propriété de tous et de personne. Si l’on concède son droit à se faire justice au profit de la communauté, il va de soi que les règles communes ne peuvent être privatisées (en considérant ici la nationalisation comme une forme de privatisation, dans le sens où l’on exerce un droit de propriété, bien qu’étatique, sur une chose commune), ou c’en est fini du pacte sociale démocratique. La théorie des biens communs est surtout connue pour sa critique par les économistes du 18eme siècle, plus convaincus par la consécration du droit de propriété, qui brandissaient le spectre de la surexploitation de la ressource : selon eux, puisque la ressource (à l’époque, des terres) est limitée, y permettre un accès illimité créé une situation de compétition où l’intérêt individuel primera sur le bien commun et conduira inévitablement à la disparition de la ressource.
Cela ne peut bien heureusement pas arriver avec les biens communs informationnels, ainsi nommés parce qu’ils relèvent de la connaissance commune, puisqu’il s’agit de communs intangibles, et donc illimités. Avec l’arrivée d’Internet, les communs informationnels deviennent de plus en plus communs, notamment parce que leur gestion est possible grâce aux outils numériques – Wikipédia en est l’exemple le plus connu. Le droit ne fait pourtant pas encore vraiment partie de cette famille, et ce en dépit d’autres fondements qui légitimeraient un accès généralisé et sans limites : le fait que la loi et la jurisprudence sont écrites et rendues, du moins en France, au nom du peuple, ce qui confirme son caractère partagé ; le fait que nul n’est censé ignorer la loi, adage garant de l’effectivité du droit – on ne peut répondre “je ne savais pas” à la méconnaissance d’une règle de droit – qui ne peut néanmoins légitimement être opposé que si nul ne peut se prévaloir d’un défaut d’accès à la loi ; ou encore le fait que, en lien avec ces différents caractères du droit, la justice soit publique et le procès équitable : ces principes fondamentaux, protégés notamment par la CEDH et la Constitution, entrainent nécessairement un libre accès au droit.
Un commun assez propriétaire
Et, heureusement, le droit est bien ouvert à plusieurs égards : on peut ainsi se féliciter que tous les textes français, les débats parlementaires, le journal officiel et une petite partie de la jurisprudence sont en libre accès sur Internet. Comme bien souvent, les problèmes commencent lorsque l’on s’intéresse de plus près à la définition de l’objet étudié : qu’est-ce que le droit ? Ou plutôt, peut-on considérer que l’accès au droit est ouvert si seuls les textes sont entièrement accessibles ? Et, le cas échéant, pourquoi les juristes achètent-ils donc des codes annotés à prix d’or ? Pourquoi, si la justice est publique, l’ensemble des décisions ne sont-elles pas diffusées ? Il apparait clairement que les éléments déjà disponibles constituent ainsi une première couche du droit, ses fondamentaux, mais que le droit est un ensemble plus large : il comprend notamment toutes les décisions ou encore les annotations des codes, éléments nécessaires de la pratique professionnelle et donc de l’ordonnancement juridique. Et c’est là que les ennuis commencent.
La diffusion du droit est en effet, depuis toujours, réalisée en (grande) partie par des acteurs privés : les premiers recueils de jurisprudence ont ainsi été édités par des avocats aux conseils (MM. Dalloz, Sirey et Lebon) qui ont créé les fameuses collections portant leur nom, et ce sont aujourd’hui les éditeurs juridiques, en France comme aux États-Unis, qui diffusent les textes annotés. C’est parce qu’une association américaine a commencé à diffuser librement cette matière première que la Cour Suprême est aujourd’hui saisie de la question du copyright éventuel sur les textes annotés – en France la question se poserait également sous l’angle du droit sui generis sur les bases de données. Mais les acteurs publics ne sont pas en reste : alors que leurs avis sont essentiels à la compréhension des décisions en droit administratif, les agents publics que sont les rapporteurs publics bénéficient du droit d’auteur sur leurs conclusions, et peuvent refuser leur diffusion. On ne peut donc que constater que, malgré les grands principes qui irriguent la matière, le droit est largement privatisé, et le libre accès au droit n’est qu’un accès à ses bases fondamentales. C’est précisément ce que souhaite chambouler le mouvement de l’open data des décisions de justice et de l’open science : peut-être qu’un jour cet édito sera devenu obsolète – c’est en tout cas ce que l’on espère.
Ce qu'on lit cette semaine
#opendata
#accèsaudroit
#communs
#droitd'auteur
#etlalicencelibre?
Y a-t-il un plus bel exemple de commun que le droit lui-même ? Les théories économiques et juridiques qui s’y intéressent le prennent régulièrement en exemple de ces biens qui, pour n’appartenir à personne, concernent tout un chacun. D’où l’étonnement à la lecture de cet article qui rappelle comment l’exécutif d’un Etat américain prétend aujourd’hui disposer, devant la justice, d’un droit exclusif (un copyright) sur les textes de loi. L’affaire est politique, évidemment (elle a trait à la capacité d’acteurs de la société civile de publier certains pans de l’édifice législatif, au besoin pour les critiquer), mais aussi économique : il en va, pour être exact, du monopole d’exploitation conféré à un éditeur juridique pour la vente d’une version annotée des lois locales. Aux prix des manuels de droit américains tels qu’on les connaît, la bataille n’est donc pas que symbolique. Il n’empêche : elle fait écho, à un niveau plus fondamental, aux problématiques d’open data que nous connaissons de ce côté-ci de l’Atlantique, sous d’autres formes ; qui peut, en effet, consulter, diffuser ou réutiliser les informations et documents qui font notre droit collectif ? Et surtout, à quelles conditions ? Si la publicité de la justice doit nécessairement se concevoir en relation avec d’autres principes d’égale importance, on tâchera de ne pas oublier ceci, joliment résumé en conclusion de l’article, comme un rappel de la formule d’en-tête de nos décisions de justice : que l’auteur de la loi reste au fond le peuple lui-même.
#justiceprivée
#plateformes
#facebook
#procédureécriteouorale?
C’est une brique de plus vers la construction de l’Etat-plateforme, usuellement défini par l’agrégation de prérogatives régaliennes entre les mains d’un acteur privé du numérique : juste après le lancement de la Libra, sa nouvelle cryptomonnaie dont les enjeux restent encore à explorer, voici que Facebook annonce la concrétisation de travaux lancés il y a déjà plusieurs mois et années, autour d’un projet de “Cour suprême” privée, visant à offrir aux utilisateurs un recours contre les décisions de retraits de contenus sur le réseau social. La décision se justifie, à l’évidence, par l’importance et la difficulté, pour Facebook, d’assurer l’acceptabilité sociale de l’exercice de son rôle de modérateur de fait d’une bonne partie des échanges sur Internet ; la solution qui consiste à externaliser les débats auprès d’un panel trié sur le volet, indépendant du management de l’entreprise, présente de ce point de vue certaines utilités non négligeables, mais n’en soulève pas moins de nombreuses interrogations, tant sur la procédure (comment sera constitué le panel ? quelles garanties de contradictoire ?) que sur l’issue des recours (et comment contester la décision de la “Cour suprême”). Une affaire de société, à suivre attentivement.
#opendata
#doctrine.fr
#plainte
#onn’ycroyaitpresqueplus
Cela fait un an que le CNB et le Conseil de l’ordre du barreau de Paris avaient dit qu’ils allaient le faire. C’est désormais chose faite : dans le grand chahut qu’est l’open data des décisions de justice, une plainte vient d’être déposée contre Doctrine.fr. Il ne s’agit pas seulement de poursuivre les faits ayant donné lieu au typosquatting d’adresses emails d’avocats pour obtenir que les greffes des juridictions communiquent leurs décisions mais également des manquements à la réglementation sur la protection des données, notamment en considération des refus de Doctrine de faire droit à certaines demandes de suppression de données qui lui ont été formulées. A entendre la présidente du CNB indiquer qu’un acteur privé ne peut pas apporter les garanties d’intégrité et d’exhaustivité des données que requiert l’open data des décisions de justice, l’on ne peut s’empêcher de se demander si la plainte déposée contre Doctrine est uniquement motivée par des considérations juridiques. La nouvelle n’a pas l’air d’avoir particulièrement affecté Doctrine, qui se dit être déjà dans l’après.
#haine
#coopérationjudiciaire
#plateformes
#facebook
#unautrefiltreàl’upload
Ne vous fiez pas au titre de cet article, il ne s’agit pas de s’ébaubir devant le fait que Facebook commencerait à respecter ses obligations légales. Non, il s’agit plutôt pour Facebook de le faire autrement. En effet, jusqu’à présent, la plupart des demandes de communication d’informations d’utilisateurs du réseau social émanant des autorités judiciaires françaises devaient passer par une procédure de demande d’entraide internationale avec les USA, longue et contraignante. Deux types de demandes bénéficiaient cependant d’un fast track sans avoir à passer par les autorités américaines : celles entrant dans le cadre de la répression du terrorisme et de la pédopornographie. Désormais, un troisième type de demande pourra en bénéficier : celles tendant à la répression des contenus haineux. Si cela devrait permettre d’accélérer les délais de traitement des dossiers de la justice française, l’on s’interrogera cependant sur la question de savoir si ce nouvel aménagement ne donne pas également à Facebook une nouvelle occasion de s’ériger en organe para-judicaire puisque la firme filtre systématiquement les demandes en fonction de la vraisemblance de leur bien fondé.
#société
#économiedunumérique
#économiedel'attention
#citiusaltiusfortius
S’énerver contre une page Internet qui tarde à s’afficher, puis renoncer, et la fermer si vraiment elle tarde trop : voici une expérience que nous connaissons tous, à l’instar des dizaines d’autres mentionnées ou suggérées dans cet article. L’économie du numérique est devenue une économie de l’attention, cela nous le savons et l’expérimentons au quotidien ; ce que nous devinons peut-être moins, c’est comment, par une sorte d’effet de spillover, notre impatience aggravée, de même que sa nécessaire gestion, sont devenus des éléments déterminants d’un grand nombre de sphères de la vie quotidienne, de l’écriture de la musique et des films jusqu’aux odeurs dans les magasins. Face à ce phénomène, pourquoi donc le droit serait-il intouchable ? Nous évoquions récemment toute la difficulté de conjuguer les exigences d’un consentement valide, en matière de vie privée, avec cette accélération du temps de l’expérience utilisateur. D’un autre côté, la lenteur procédurale de la justice française semble battre des records, et rend toujours plus nécessaire le débat autour d’une meilleure mobilisation des outils numériques pour soulager les juges, notamment quant aux petits litiges. On critique enfin le législateur pour l’inflation et la précipitation du travail de production des lois, et leur impact sur la qualité et la lisibilité de la règle de droit. Le temps est un facteur clé de nos vies et de nos métiers, que nous semblons, curieusement, redécouvrir comme société. C’est que du justiciable à l’utilisateur, en passant par le juriste et le magistrat, nous n’avons tous après tout que 24 heures par jour.
#géologie
#tech
#géopolitique
#gotanickel?
C’est encore une fois le rappel que le numérique et l’électronique n’ont pas qu’un ancrage dans le monde immatériel mais également un autre, tout aussi important, dans le monde matériel. En effet, de nombreux composants des technologies de pointe sont fabriqués à partir de ressources minérales rares comme le nickel ou le cobalt. Du fait de leur faible quantité et de la répartition géographiquement inégale de leurs gisements à travers le monde, de nombreuses entreprises, toujours plus demandeuses de ces matériaux, se retrouvent tributaires des aléas de leur disponibilité pour nourrir leur chaine d’approvisionnement. La Chine, bien consciente de cet enjeu, a d’ailleurs annoncé en mars dernier qu’elle instaurait des quotas sur la production de terres rares et de tungstène. Si, pour l’instant, la plupart des chercheurs dans les domaines concernés continuent de conduire leurs travaux sans prendre en considération la criticité des matériaux qu’ils emploient, quelques initiatives pluridisciplinaires françaises et américaines tentent déjà de trouver des alternatives viables pour rendre les supply chains plus résilientes. Parce que la souveraineté numérique, c’est aussi avoir la maitrise sur ses matières premières.