« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »
Voici l’un de ces aphorismes bon pied bon œil que l’uniformisation des règles, des mœurs et des cultures, à la fois au niveau européen et plus largement sous l’effet de la mondialisation (dont Internet est à l’évidence l’un des principaux vecteurs), aurait presque achevé de faire tomber dans l’oubli. Traduit en concepts philosophiques plus actuels, c’est pourtant vers un débat des plus contemporains qu’il pointe : celui du relativisme contre « l’impérialisme » ou « l’universalisme » d’un certain jeu de valeurs.
La règle et le territoire
Pour le juriste le plus positiviste, c’était tout juste si la question se posait, jusqu’à récemment du moins : la règle de droit, qui est l’alpha et l’oméga, connaissait des limites bien définies, de nature territoriales, inscrites dans la loi elle-même. A chaque pays son législateur, ses textes et ses juridictions – les Pyrénées faisaient ainsi lieu de barrière juridique aussi bien que naturelle. C’était sans compter sur deux mouvements concomitants et d’égale puissance révolutionnaire : d’une part, l’essor des droits fondamentaux (par essence tenus pour universels) dans le raisonnement juridique, d’autre part la croissance de la place du droit comme outil de soft power à l’échelle internationale.
Des affaires BNP Paribas et Volkswagen côté américain, aux multiples sanctions de la Commission Européenne en matière de concurrence, le feuilleton est bien connu, qui oblige à voir le droit pour ce qu’il est aujourd’hui – un objet (un outil ?) géopolitique. On ne cèdera pas pour autant à un cynisme absolu : ce qui se joue ici en creux, pour l’Union Européenne, cela n’aura échappé à personne, c’est la possibilité de faire valoir ses valeurs (les fameux droits fondamentaux), et de les rendre véritablement opérantes dans un monde économique et numérique majoritairement soumis à des acteurs établis loin de ses frontières. Le territoire ne suffit plus ; à mort le territoire – le RGPD, le premier, sera de portée extraterritoriale.
Cette volonté de puissance, moins usitée dans l’Union qu’aux Etats-Unis, se heurte cependant, et c’est bien naturel, à la résistance des entreprises justiciables, pour qui le droit applicable se détermine (grossièrement) dans le pré carré de leur siège social. On aurait tort toutefois de réduire les enjeux à une simple confrontation UE/US, ou encore Etat/entreprise ; car il existe, comme dans toute pièce un peu moderne, un troisième acteur, qui jouit et souffre sincèrement parmi les démêlés du spectacle : c’est le public.
Public(s) difficile(s)
On le connaît principalement par les notions de « droit à l’information du public », ou encore de « public visé » dans la théorie de la focalisation, lorsqu’il préside à la détermination du for compétent – et c’est peut-être dans cette seconde hypothèse qu’il est le plus pertinent de l’invoquer. Qui donc peut bien être le « public visé », en particulier sur Internet ? Oublions un instant les réponses de pur droit (qui existent), pour voir ce que la question a d’essentiel.
Dans deux affaires récentes et largement commentées, la Cour de Justice de l’Union Européenne s’est prononcée sur la portée territoriale des injonctions pouvant être rendues, respectivement, sur le fondement du droit au déréférencement (en matière de données à caractère personnel, donc) et de l’obligation de retrait des contenus haineux. Étaient en cause, respectivement de même, deux sociétés d’envergure mondiale s’il en est – Google et Facebook. Aux termes de deux décisions en apparence contradictoires, la Cour n’a cependant dit pour droit qu’une seule et même chose : le droit de l’Union ne s’oppose ni n’impose, n’oblige ni n’interdit, qu’une injonction de déréférencement ou de retrait de contenu s’applique sur l’ensemble de la planète.
Si l’on se rappelle d’où l’on partait, ces deux décisions, qui ne disent au fond pratiquement rien d’un point de vue juridique, sont cependant révolutionnaires, littéralement, par le renversement de paradigmes qu’elles opèrent : relever que le droit de l’Union n’interdit pas une application de portée extraterritoriale, c’est dire que dans son silence, le droit de l’Union ne connaît pas de territoire. Et d’en tirer la conséquence, virtuellement du moins pour la Cour (qui ne tranche jamais le cas d’espèce), que les valeurs et règles de l’UE pourraient bien gouverner, dans l’ordre informationnel (puisque c’est d’information qu’il s’agit dans ces deux affaires), ce qui apparaîtra ou non aux yeux d’un public mondial.
Vers une « extraterritorialité raisonnée » ?
Tout cela dépendra donc désormais des juges et autorités des Etats membres, puisque c’est à eux que la Cour, comme une pirouette, renvoie la balle et la charge d’opérer la fameuse « mise en balance ». Disons-le franchement : on n’aimerait pas être à leur place. Car en l’absence de lignes directrices bien définies pour cette mise en balance, on voit mal comment ne pas en revenir à l’éternel dilemme évoqué d’entrée de jeu – relativisme contre impérialisme, ou universalisme. Peut-on décider d’ici ce qu’il est acceptable de montrer là-bas ? Les récentes révélations sur les méthodes de modération de Facebook, délocalisées pour une large part auprès d’employés situés dans des pays d’Asie du Sud-Est, font assez voir ce qu’un tel pouvoir présente de risques, s’il ne prend acte, a minima, du contexte culturel de production et de réception des textes et des images.
Où l’on retrouve donc notre public – là précisément où on l’avait laissé. A force de parler de « droit à l’information du public », on en serait venu à voir ce dernier comme une masse uniforme, là où le droit international privé a de longue date pris la peine de le découper, de le circonscrire. De quel public, encore une fois, veut-on parler, et à quelle(s) information(s) a-t-il « droit » ? Hasardons une analyse : en matière de protection de la vie privée, tout particulièrement, droit subjectif s’il en est, le raisonnement qui part aujourd’hui de la personne concernée, de sa situation personnelle et de ses intérêts, devra demain, du fait de ces questions d’application internationale plus que jamais, se nourrir de considérations plus grandes que l’individu – considérations sociétales et culturelles éminemment concrètes, qu’on ne saurait résumer à la formule incantatoire d’un « droit à l’information du public » schématique et universel.
Nous ne disons pas que la tâche est facile, mais elle est le prix de « l’extraterritorialité raisonnée » que semble avoir voulu la Cour de justice. Autorités et juges, de ce côté des Pyrénées comme de l’autre : hauts les cœurs !