« You’re a sport »
C’est avec cette expression que nos amis d’outre-Manche (ou d’outre-tombe si l’on s’en tient aux récents développements de la meilleure série de tous les temps, Brexit) qualifient ceux de leurs pairs qui font preuve de certaines valeurs que l’on considère inhérentes à la pratique et l’exercice du sport telles que l’impartialité ou encore l’élégance dans la victoire ou la défaite. Et si le sport est le véhicule de valeurs, qu’une valeur n’a de sens que dans un certain système éthique, et qu’il n’y a rien de plus politique que l’éthique (cela fait beaucoup de postulats mais faudra faire avec), c’est donc que le sport n’est pas un objet (géo)politiquement neutre. Cette semaine, nous avons eu la confirmation qu’il en va de même en e-sport.
La géopolitique du sport
Si l’on pourrait penser, prima facie, que le sport n’a d’enjeux que dans la limite d’un stade ou d’un tracé, un rapide petit tour dans l’histoire suffit à se rendre compte que ce qui se trame sur le terrain lors d’une rencontre sportive ne peut être réduit à une « simple » compétition physique et mentale entre individus.
Pour s’en convaincre, il suffit de retourner dans l’histoire des Jeux Olympiques modernes. La majorité de ses éditions a été le lieu d’affrontements diplomatiques larvés.
Parce qu’il est confrontation, le sport est un moyen de transfigurer la guerre et de la faire sans victime à déplorer. Ainsi, les JOs de Berlin de 1936 ont été utilisés comme un outil de propagande hitlérienne pour démontrer la supposée supériorité de la race aryenne mais également l’occasion pour le noir-américain Jesse Owen de prouver le contraire en devenant le premier athlète américain à gagner quatre médailles d’or en athlétisme. Les éditions des années 50 à 80 ont été tout à la fois le champ de bataille symbolique des Etats-Unis et de l’URSS et le théâtre de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud avec les boycotts successifs de nombreux pays africains.
Parce que les grandes rencontres sont bien souvent organisées par États-nations, il est tout aussi le reflet de leurs évolutions. C’est ainsi que, plus proches de nous, les Jeux Olympiques de Rio en 2016 ont accueilli en leur sein la première équipe de réfugiés, mettant en lumière la croissance de l’instabilité politique dans le monde et le déclin de la légitimité politique de certains États, ou que l’édition 2018 des JOs d’hiver a pu faire, l’espace d’un instant, miroiter la possibilité d’une réunification des deux Corées qui avaient présenté une équipe commune de hockey sur glace.
Dans un autre registre, mais toujours sur le même thème, certaines organisations sportives comptent plus de membres que l’ONU et permettent à des peuples aux velléités d’indépendance de se voir reconnaître une existence culturelle à défaut d’une reconnaissance politique. Ainsi de la FIFA qui, malgré leur rattachement à la Chine, accueille les fédérations de Macao, Taiwan et… Hong Kong.
C’est sur ce dernier sujet que l’e-sport a récemment montré qu’il serait traversé par les mêmes problématiques que son homologue IRL.
La géopolitique de l’e-sport
Avec un marché qui est passé de 500 millions de dollars en 2016 à 1,1 milliard en 2019 et qui est projeté d’atteindre 1,8 milliard en 2022, il est indéniable que l’e-sport connait une croissance fulgurante. Et s’il y a de plus en plus d’argent en jeu, il y a également de plus en plus d’enjeu.
La semaine dernière a eu lieu le tournoi régional d’Asie-Pacifique du jeu de cartes de Blizzard Hearthstone. À l’occasion d’une interview en direct par les casters officiels de la compétition, le joueur hong-kongais Blitzchung s’est positionné en faveur de la libération de Hong Kong. Après avoir retiré son match des plateformes de streaming, Blizzard a annoncé dans un communiqué, tout en rappelant qu’elle était attachée à la liberté d’expression, que le comportement du joueur violait les règles du tournoi et que, à titre de sanction, elle lui retirait son prix et l’interdisait de participer à toute compétition officielle pendant une année. Les casters (commentateurs) ont également été blacklistés.
À rapidement suivi ce que Shakespeare aurait lui-même bien volontiers appelé un shitstorm qui s’est propagé dans toute la communauté des joueurs et au-delà. L’hypothèse d’une pression du gouvernement chinois était évidemment sur toutes les lèvres, certains articles allant même jusqu’à accuser Blizzard d’être devenu un appareil de censure. Face à ce tollé, l’éditeur a diminué sa sanction et s’est plus longuement expliqué sur la ratio legis de sa décision et les valeurs qu’il entend promouvoir : créer un espace où le jeu et la compétition sont les seuls sujets et où chacun puisse s’y retrouver, quelques soient ses convictions ou ses attributs.
Loin d’être un événement qui ne concerne que Blizzard, c’est en réalité toute l’industrie de l’e-sport qui s’est retrouvée propulsée dans la géo-politique car de nombreux gros acteurs ont dû eux-mêmes prendre position sur la question. Riot Games, l’éditeur de League of Legends, un des jeux les plus joués au monde, s’est rangé du côté de Blizzard en indiquant que les « sujets sensibles » ne devraient pas être évoqués pendant les compétitions. À l’inverse, côté team anti-Blizzard, Epic Games, l’éditeur de Fortnite, également l’un des jeux les plus joués au monde, s’est prononcé en faveur de la liberté d’expression et a précisé qu’il ne sanctionnerait pas les joueurs qui évoqueraient de tels sujets. Cette dernière semaine, l’on a donc vu se dessiner dans la galaxie de l’e-sport, deux blocs idéologiques, mués par des ensembles de valeurs mutuellement exclusives : d’une part celui qui favorise la neutralité axiologique et d’autre part celui qui privilégie la liberté d’expression.
L’année 2019 marquera donc le moment où l’e-sport a rejoint le sport dans sa dimension politique et l’on peut désormais affirmer, toujours à l’anglaise, que « it’s not all fun and games anymore ».