Cela fait désormais longtemps que nous ne pouvons plus dire que la propriété est cette institution juridique immuable, gravée dans le marbre, cette permanence de la sainte trinité du droit réel contre l’évanescence des droits personnels. Que certains parlent d’optimisation, ou d’autres de déclin, les instances dans le cadre desquelles l’usus, le fructus et l’abusus sont réunis sur la tête de la même personne s’amenuisent et l’on peut dire sans trop se mouiller que la théorie américaine de la propriété comme faisceau de droits (« bundle of rights ») a gagné, y compris en France (quoique notre train est encore légèrement en retard) où nous commençons enfin à constituer un vrai régime général clair du démembrement de la propriété. Cette mutation de la théorie du droit de propriété n’intervient pas dans n’importe quel contexte et est le reflet des évolutions de la propriété dans l’univers social et économique.
La naissance du Software as a Service
Le développement économique récent des sociétés occidentales a consisté à passer progressivement de la création de valeur par l’industrie à la création de valeur par les services dans un mouvement de tertiarisation de leurs activités. Une des manifestations de ce phénomène est l’accroissement du modèle économique de l’abonnement, rendu possible par la dématérialisation et le développement du numérique. Ce phénomène a d’abord commencé dans le domaine du logiciel. Si jusque dans les années, allez, 90-2000, la pratique consistait à vendre des licences sur des programmes informatiques que l’on devait installer sur ses propres postes ou serveurs, l’amélioration de la bande passante et des infrastructures informatiques a rapidement permis l’émergence du cloud computing et de la fourniture de solution à distance. C’était le début du Software as a Service (SaaS).
Le SaaS a rencontré un franc succès pour deux raisons principales. Premièrement, il a permis de supprimer les coûts fixes liés à l’acquisition de matériel, parfois pointu, et à l’installation sur site pour faire tourner une solution en local. Secondement (oui c’est correct), il a permis de ne plus avoir à se soucier de la maintenance et d’économiser les coûts induits par le maintien des ressources humaines et des compétences liées. Autrement dit, il a permis aux utilisateurs de contourner la plupart des difficultés liées à la propriété pour ne leur en laisser, moyennant le paiement d’une redevance, que ce qui avait de la valeur à leurs yeux : un droit d’usage/d’accès, le reste des prérogatives propriétaires moins glamour restant concentrées dans les mains des fournisseurs de service.
L’ubiquité du « as a service »
Pour ces mêmes raisons, les produits « as a service » se sont répandus comme une trainée de poudre : plus besoin de se déplacer pour acheter un CD ou un DVD et d’avoir du matériel pour les lire : toute la musique et les films du monde sont désormais accessibles immédiatement via Spotify, Deezer, Netflix, Amazon Prime Video et consorts. Plus besoin d’avoir un disque dur externe, de risquer qu’il saute et vous fasse perdre toutes les données qu’il contient, le storage as a service est là. Vous ne voulez pas vous enquiquiner à mettre en place un firewall pour votre SI ? Le FwaaS got you covered.
Aujourd’hui, tout dans l’écosystème du numérique, semble-t-il, peut être fourni as a service, et le mouvement nous entraîne vers une réduction de presque toute chose matérielle. Il est ainsi envisageable que le développement des machines virtuelles grâce au desktop as a service ou encore, pour le jeu vidéo, au cloud gaming, nous amène dans un univers où seuls un écran, une connexion internet et une interface de saisie nous seront nécessaires.
Plus encore, il suffira que les fournisseurs, à l’instar des opérateurs internet avec les boxes, louent ce peu de matériel « gratuitement » aux utilisateurs dans le cadre de leurs offres services pour que la propriété des utilisateurs disparaisse entièrement au profit d’un simple droit d’usage. Les discussions autour de l’éventualité, pour Apple, de créer une offre d’Iphone par abonnement pour permettre aux d’avoir toujours le dernier modèle en est le témoin flagrant.
Si le modèle économique du « as a service » a eu des retombées économiques et sociales extrêmement importantes en rationalisant la propriété du côté des consommateurs/utilisateurs. Il ne faut néanmoins pas perdre de vue que cela ne se fait pas sans contrepartie. Car, les prérogatives propriétaires ne sont pas qu’uniquement une affaire de responsabilités et de charges, elles sont une valeur, un élément d’actif, elles permettent l’exercice de droits et de la liberté qui les accompagne. En somme, elles s’accompagnent d’un certain pouvoir, pouvoir qui sort progressivement des mains des consommateurs/utilisateurs qui se retrouvent de fait contraints par les termes de conditions d’utilisation et qui voient les biens matériels de leurs patrimoines progressivement remplacés par des droits d’usage.
On vous laissera donc avec cette citation d’un certain Joseph Proudhon :
« La puissance de l’Etat est une puissance de concentration. La propriété au rebours est une puissance de décentralisation. ».
Remplacez « Etat » par « GAFAM », et pif pouf, vous avez des chocapics.