Nous nous efforçons chaque semaine dans cette Maj, et autant que possible dans nos publications, de rendre compte des enjeux sociétaux, économiques, politiques, philosophiques et bien entendu, juridiques, du numérique. Ces questions sont au cœur des débats de notre société et de notre époque, à tout le moins lorsque l’on vit dans des villes et des pays ayant atteint le niveau de développement suffisant pour s’interroger de la sorte.
Un monde fracturé
Alors que l’accès à Internet a été reconnu par l’ONU comme un droit de l’Homme (avec la portée normative que l’on connait à ce genre de délibération), force est de constater que le développement technologique est loin d’être uniforme et partagé à l’échelle du monde, et que les questions que nous nous posons peuvent paraitre bien ethnocentrées lorsque 45% de la planète n’a pas accès à Internet. Cette réalité, qui connait le doux nom de fracture numérique, s’explique évidemment par le coût d’accès, puisque connecter une nouvelle zone requiert d’importants investissements technologiques pour relier les territoires aux câbles sous-marins chargés du transit des informations, lorsque ces câbles sont accessibles – leur mise en place est elle-même coûteuse et n’est généralement effectuée que si une perspective de profit se profile à l’horizon. Les alternatives, comme le satellite, sont tout aussi (voire plus) onéreuses. À l’échelle microéconomique, l’accès à Internet est également dépendant d’investissements en matériel, comme un smartphone ou un ordinateur : les coûts sont donc élevés, relativement parlant, pour toutes les parties concernées.
Au-delà des différences de développement, la fracture numérique s’explique par de nombreux autres facteurs : les discriminations que l’on connait dans tous les pans de la société se retrouvent dans l’accès à Internet, et les zones rurales sont moins bien desservies que les zones urbaines, tandis que les minorités peuvent pâtir d’un défaut de connexion. Et la fracture numérique ne s’exprime pas qu’en termes d’accès à Internet – lorsque l’accès est rendu possible, encore faut-il éduquer à la bonne utilisation du réseau – mais se retrouve également dans l’accès à la technologie de manière générale : automatisation et machines font partie de cette fracture technologique.
La tech juge et partie
Comme pour tout problème, le monde de la tech se propose de résoudre la fracture, et les géants de l’Internet rivalisent d’ingéniosité pour proposer des solutions qui permettront à la planète entière d’accéder à leurs services : Google veut le faire par des ballons, Facebook envisageait des drones tandis qu’Elon Musk et Richard Branson rêvent d’une galaxie de satellites. L’intérêt pour ces entreprises est évident : 45% de la population mondiale n’a pas encore accès à Internet, c’est un marché à conquérir. Mais peut-on critiquer une entreprise privée si celle-ci sert ses propres desseins en permettant d’assurer l’effectivité d’un droit de l’Homme ?
Lorsque l’entreprise en question est à la fois juge et partie et se sert de cette dualité pour en tirer des bénéfices au détriment des consommateurs, la critique est probablement bien fondée. C’est en tout cas ce qu’a décidé le régulateur des télécoms indien, qui a bloqué le déploiement des “Free Basics” du projet Internet.org. Il s’agit d’un projet mené par Facebook pour fournir gratuitement l’accès aux “sites web de base” à des populations sous-connectées, par le biais de partenariats avec les opérateurs locaux, au détriment du principe de la neutralité du net et en incluant, bien entendu, les sites de Facebook parmi ces “facilités essentielles” du web. Cet épisode met en relief le paradoxe de la tech, qui se veut parfois juge et partie : promouvoir la tech pour résoudre le problème d’accès à la tech, n’est-ce pas quelque peu cocasse ?
Ce qu'on lit cette semaine
#internet
#connectivité
#démocratie
#droitfondamental
#inégalités
#lesillusionsperdues
L’accès à Internet est-il un droit de l’Homme ? En droit positif, la réponse n’a rien de clair – la jurisprudence française, européenne et internationale ayant plutôt tendance à le rattacher à d’autres “vraies” libertés fondamentales qui en dépendent, dont notamment la liberté d’expression. Il n’en reste pas moins que la question d’un Internet financièrement et techniquement accessible pour tous est centrale d’un point de vue démocratique, en ce qu’elle a partie liée à des inégalités profondes, qu’elle entretient en retour. Ainsi de ce rapport de la Web Foundation, qui constate que le ralentissement de l’accès global au réseau se joue (sans surprise) au détriment de catégories démographiques déjà en situation de minorité : populations reculées, tiers monde, mais également les femmes, y compris en milieu urbain. Plusieurs raisons concourent à cela, et toutes ne sont pas techniques ou économiques : la culture d’Internet n’est en effet pas si universelle ni si facilement accessible qu’on voudrait le croire – d’où toute l’importance de promouvoir et d’enseigner, même au plus près de nous en France, les bases de l’Internet Literacy.
#propagande
#fakenews
#facebook
#confusiondesgenres
#responsablemaispascoupable?
Tandis qu’en occident on peine à trouver le bon instrument juridique pour les réguler, pas si loin de chez nous, les fake news font déjà des morts, et par brassées. Encore que l’on peut s’attarder sur la qualification – de la propagande orchestrée par l’autorité militaire, mais dissimulée sous des pages “fan” ou à tout le moins des faux comptes Facebook, constitue-t-elle à proprement parler de la désinformation ? Quel peut être le degré de responsabilité réelle de Facebook, en tant qu’éditeur de service (mais pas de contenus – nuance importante), dans cette situation de fait, si l’on ne veut lui imposer (et cela n’est à l’évidence pas souhaitable) une obligation de surveillance généralisée des contenus ? Par-delà cette hésitation du juriste, on n’oubliera pas que c’est la perpétuation du massacre systématique d’une population (les Rohingyas) qui se joue, entre autres, et la manipulation de l’assentiment populaire par des techniques de “bourrage de crânes” seulement plus subtiles qu’il y a un siècle. Difficile de ne pas en tirer parti, comme d’aucuns n’ont pas attendu pour le faire, en faveur d’un nouveau statut pour ces “accélérateurs de contenus” que sont devenus les réseaux sociaux. Et pourtant : ramener systématiquement sur le devant de la scène les intermédiaires techniques, n’est-ce pas, dans un cas aussi manifeste que celui-ci, faire oublier un peu facilement l’inaction de la communauté internationale ? Internet et ses acteurs, il faut bien le souligner, ne sauraient être ni la cause ni le remède à tous les maux de ce monde ; certains, hélas, tiennent à un peu plus qu’un simple retrait de contenu illicite.
#voitureautonome
#IA
#Régulation
#IAbruti
Par une communication constante avec tous leurs semblables et un processus décisionnel entièrement normé, les véhicules autonomes promettent un avenir sans road rage, sans embouteillage mais surtout, sans accident. Seulement, cette utopie mécanique ne pourra matériellement être atteinte qu’à la condition qu’ils aient remplacé le parc automobile existant, et cela n’est pas pour tout de suite. En attendant, humains et IA conduisant en conditions de trafic réelles devront partager la route et il semblerait qu’ils aient du mal à se comprendre. Les statistiques des différents types d’accidents impliquant un véhicule autonome montrent en effet qu’ils sont très fréquemment emboutis par l’arrière, probablement après un arrêt un peu brusque, ou cognent d’autres véhicules sur le côté, tout aussi probablement alors que ces derniers essayaient de les dépasser. La cause pourrait simplement être que les humains ne savent pas anticiper la conduite des machines et qu’elles sont trop difficilement identifiables. A quand le sticker arrière « IA » ?
#IA
#notblackmirror
#immortalité
#chatbot
#neverletmego
Parmi les multiples (infinies) applications de l’intelligence artificielle, les “doubles virtuels” constituent à l’évidence l’un des débouchés les plus excitants, mais également des plus perturbants : assurer la survie d’une personnalité sous forme de chatbot, de vidéo ou (pour les projections plus élaborées) de robot humanoïde, voici la promesse de plusieurs entreprises, qui misent à cette fin sur l’explosion quantitative des “traces” que nous laissons dans l’univers numérique. Ici comme ailleurs, en effet, la qualité de la représentation dépendrait directement du volume de données collectées, mais également du caractère intime de ces données : si l’objectif, par exemple, est de prolonger fidèlement les échanges avec un conjoint défunt (comme dans tel fameux épisode de Black Mirror), il est nécessaire pour cela d’accéder et d’exploiter au maximum des échanges de ce conjoint avec son entourage le plus proche. D’où, naturellement, une question cruciale liée au devenir des données à caractère personnel collectées du vivant des personnes après la mort de ces dernières : des droits doivent-ils subsister ? Qui alors doit en être dépositaire ? Comment les exercer ? En France, la solution prévue depuis 2016 est celle des fameuses “directives” de la Loi Informatique & Libertés, dont on a pu longtemps douter de l’utilité ; gageons que celle-ci apparaîtra bientôt dans toute sa force face à la démocratisation de telles technologies et services.
#assistantsvocaux
#IA
#société
#aimersurparole
A la différence des ordinateurs ou des téléphones portables, interagir avec les assistants vocaux ne requiert pas de medium additionnel comme un clavier ou un écran qui de fait créé de la distance, une barrière, avec l’objet que l’on utilise, mais s’effectue par le seul medium de la voix de la même manière que l’on interagirait avec une personne. Certaines études estiment que les Alexa et autres Google Home seront aussi nombreux que les êtres humains d’ici à une poignée d’années (horizon 2021, pour les plus optimistes). Cette ubiquité des assistants vocaux pourrait radicalement changer notre rapport à la machine car la voix leur permettrait de s’intégrer seamlessly dans notre quotidien en brouillant les frontières entre le naturel et l’artificiel. On se rappellera à cette occasion toute la facilité que notre cœur d’artichaud a eu de nous faire tomber amoureux de la seule voix de Scarlett Johansson dans le film Her.
#opendata
#actiondirecte
#donnéesenconserve
Face aux lenteurs de la mise en œuvre de l’open data par l’administration, la résistance s’organise… et fait jaser. C’est peu dire que l’outil proposé par l’association citoyenne Ouvre-Boîte, inspiré (philosophiquement et techniquement) de la protection des lanceurs d’alerte, paraît à la fois audacieux, séduisant mais aussi source de risques : en invitant les fonctionnaires à y déposer eux-mêmes, en vue de leur publication, les documents administratifs communiquables mais non communiqués, Ouvre-Boîte veut au fond forcer l’administration à prendre elle-même les choses en mains. Cet effet vertueux, s’il advient, serait heureux, et louable ; il n’en reste pas moins qu’au vu des risques liés au fake news, à l’atteinte au secret défense ou à la protection de la vie privée, la lame est à double tranchant, d’autant que l’association ne semble pas vouloir bénéficier du régime de responsabilité limitée de l’hébergeur “purement passif” : il n’est dès lors que d’espérer qu’elle saura assurer une sélection rigoureuse des contenus qui lui sont soumis avant leur publication – à peine de voir cet outil original dégénérer en panier de crabes.
#droitd'auteur
#internet
#présomption
#sisilafamille
Par un arrêt suivant question préjudicielle en date du 18 octobre 2018, la Haute juridiction unioniste s’est prononcée sur le jeu des présomptions en matière de droit d’auteur sur internet. Main gauche, le droit allemand faisait peser sur le titulaire de connexion internet une présomption de responsabilité pour les faits de contrefaçon commis par l’intermédiaire de celle-ci. Main droite, la jurisprudence de la Cour suprême teutonne voulait qu’il était possible de renverser cette présomption en montrant que d’autres personnes pouvaient avoir eu accès à la connexion internet pour commettre les faits de contrefaçon. Le contrefacteur présumé pouvait également jouer une carte joker si ces autres personnes étaient de sa famille car la loi allemande le permettait de ne pas identifier l’auteur des faits en contemplation du droit à la protection du mariage et de la famille. Par une mise en balance des intérêts en présence, la Cour de Justice a indiqué que le droit unioniste s’opposait à un tel système. Deux solutions semblent viables : la présomption irréfragable de responsabilité du titulaire de la connexion ou… la délation en famille. Bonne ambiance.