Le processus de construction d’une nation, que nous évoquions la semaine dernière, est graduel et complexe, et il serait malvenu de tenter de le résumer en quelques lignes. On peut en revanche s’accorder sur la place importante que joue la mémoire collective dans ce processus : la nation se construit autour de valeurs communes, mais aussi d’une culture, d’une histoire, de pratiques, de rites, bref, autour d’une mémoire commune. Il se trouve qu’Internet dispose d’une telle mémoire : elle s’appelle Internet Archive.
La relativité du temps
La théorie de la relativité générale est l’une des principales découvertes d’Albert Einstein. Appliquée à la notion de temps, elle dispose grosso modo que la vitesse à laquelle le temps s’écoule dépend de la vitesse de déplacement et de la force de la gravité – c’est pourquoi, dans Interstellar, le temps passe moins vite pour Matthew McConaughey dans son vaisseau que pour sa fille sur Terre (attention spoiler). Il s’avère que le temps est tout aussi relatif sur Internet : alors que l’on a l’impression qu’une fois qu’une information est mise sur Internet, elle ne le quitte jamais, une page donnée ne reste en ligne qu’une centaine de jours ou est complètement modifiée durant ce laps de temps, cela n’important pas puisqu’un lien donné cesse d’être cliqué en moyenne trois heures après son apparition. Malgré son apparente immuabilité, Internet est donc en fait très éphémère.
Face à cet espace en perpétuel mouvement, il serait malvenu que notre mémoire collective ne s’organise pas et ne préserve pas, au fur et à mesure, la masse informationnelle que nous produisons. C’est un peu ce que fait archive.org, une ONG américaine dédiée à l’archivage du web. Sa tâche est immense et ardue : la montagne d’informations mises en ligne chaque jour doit être triée, afin de n’en capturer que l’essentiel, et puisque le web change en permanence, un même site doit être revisité assez fréquemment pour pouvoir donner une représentation fidèle de son évolution.
La numérisation du temps
Si la mémoire est essentielle à la construction d’une nation, elle est également capable de nuire au bon fonctionnement de la société. Il est ainsi primordial de se souvenir et de transmettre l’Histoire, afin de construire sur les acquis communs, tout en permettant à chaque personne de bénéficier du droit à l’oubli, de voir disparaitre certaines informations relatives à sa propre personne : c’est ce qui garantit la possibilité d’évoluer, de changer, de s’améliorer. À l’époque du papier, une certaine obscurité pratique entrainait assez rapidement cette omission collective : tout le monde n’avait pas la possibilité instantanée d’accéder à une information donnée, qui finissait donc rapidement par se dissiper graduellement, tels les pistils d’un pissenlit sur lequel on aurait gentiment soufflé.
Aujourd’hui, malgré le caractère fugace d’Internet pris comme un tout, la vitesse de transmission de l’information rend difficile l’exercice de ce droit à l’oubli. Même sa consécration jurisprudentielle puis textuelle avec le RGPD ne répond pas totalement à la question de la relativité du temps, entre celui du monde tangible et celui du numérique : une information aura beau être supprimée du web, elle ne pourra l’être des personnes qui l’auront intégrée. C’est face à cette dualité de temps que la question des archives est encore plus problématique que ce qu’elle peut être dans le seul monde analogique : que faire primer, le devoir de mémoire collective ou le droit individuel à l’oubli ? La question se pose désormais pour archive.org, qui choisit pour l’instant, faute de moyens principalement, de répondre positivement aux demandes de suppression.
Le RGPD, lui, dit que “les organismes publics ou privés qui conservent des archives dans l’intérêt public devraient être des services qui, en vertu du droit de l’Union ou du droit d’un État membre, ont l’obligation légale de collecter, de conserver, d’évaluer, d’organiser, de décrire, de communiquer, de mettre en valeur, de diffuser des archives qui sont à conserver à titre définitif dans l’intérêt public général et d’y donner accès.” À lire comme un appel ?
Ce qu'on lit cette semaine
#mémoire
#copyright
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#fairuse
#droitàl'oubli
#unéléphantçatrompeénormément
Nous vous en parlions déjà il y a quelques semaines : l’Internet Archive, plus connue par le biais de sa fameuse “Wayback Machine” (dont la valeur probatoire fait un feuilleton passionnant pour les juristes), connaît en ce moment quelques turbulences. Et pour cause : sa politique historique d’archivage exhaustif des pages Internet se voit de plus en plus challengée par des requêtes introduites, aux États-Unis, sur le fondement du DMCA (Copyright Act) ; soucieuse d’éviter le risque d’un contentieux, alors, la fondation gérante de l’Archive retire, déréférence, quitte à courber l’échine. L’enjeu n’est pas négligeable : à l’heure où les questions de droit à l’oubli, de transparence et d’accountability occupent le devant de la scène, l’Archive représente un vecteur essentiel d’information et d’historicisation, utile non seulement au contentieux judiciaire mais plus globalement au débat public. Et le fair use dans tout ça ? L’article a l’intérêt le souligner : comme toute exception de construction principalement prétorienne, son bénéfice n’est jamais acquis, et “tenter le coup” suppose d’avancer des frais processuels conséquents. Le risque est dès lors celui de déférer par prudence à n’importe quelle demande de retrait, quitte à laisser dévoyer le droit d’auteur au profit de considérations toutes différentes (dont le secret des affaires). Tandis que par chez nous les exceptions au droit d’auteur sont éclipsées, dans le projet de directive Droit d’auteur, par les plus polémiques articles 11 et 13, voici qui devrait nous alarmer.
#GAFAM
#plateformes
#concurrence
#unemarketplacepourlesgouvernertous
Amazon jouerait-elle avec le feu ? Après le scoring des acheteurs que nous évoquions il y a quelques MAJ, entraînant des refus de vente en cas de “mauvaise note”, le géant du ecommerce resserre encore un peu plus le collet autour de ses vendeurs/fournisseurs. Déjà connue pour imposer à ces derniers des conditions de vente particulièrement strictes, incluant notamment un contrôle sur les prix et les offres promotionnelles, voici qu’Amazon se préparerait à rassembler ses deux canaux historiques (Retail et Marketplace) sous une unique plateforme, dans le but manifestement d’exercer un pouvoir encore plus grand. D’où la question, qui guette de plus en plus proche : à quand l’action fondée sur l’abus de position dominante ? Les plateformes (du moins certaines) sont en effet aujourd’hui devenues des points d’accès essentiels vers les marchés de consommateurs (comme le reconnaît le projet de directive Platforms to Business), et malheureusement le lieu potentiel de certaines pratiques abusives. En attendant, le risque se situe également sur le plan commercial : de nombreuses marques ont commencé de déserter les services d’Amazon, et plus encore menacent d’en faire autant.
#facebook
#vieprivée
#lapesteoulecholéra
C’est une affaire dans laquelle il parait difficile de prendre parti. Depuis quatre ans, Facebook et Six4Three se battent devant les juridictions californiennes après que Facebook a modifié son API pour empêcher les développeurs d’avoir accès aux données des amis des utilisateurs de leurs applications. Six4Three, qui développait Pikini, une application qui permettait d’aller dénicher les photos de ses amies en maillot de bain, avait de ce fait dû mettre la clef sous la porte. A la suite de la procédure de discovery, Six4Three avait rédigé des écritures visant des documents démontrant que Facebook avait considéré faire ce qu’elle promettait de ne jamais faire : rendre l’accès aux données de ses utilisateurs payant. Facebook avait réussi à obtenir que ces documents soient biffés et mis sous scellés. Sauf que ces documents étaient mal biffés et qu’ils se sont retrouvés dans les mains de députés anglais après avoir été saisis des mains du fondateur de Six4Three qui s’apprêtait manifestement à faire fuiter les documents. Alors, team Facebook ou team Six4Three ?
#secretdesaffaires
#CADA
#implants
#dispositifsmédicaux
#quicertifieralescertificateurs
Comme il fallait s’y attendre, les premières applications de la loi sur le secret des affaires ont un parfum de polémique, si ce n’est de scandale : après l’affaire du Levothyrox, où l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament avait la première excipé du secret pour refusé la communication complète d’une AMM, voici qu’un organisme certificateur de dispositifs médicaux, LNE/G-MED, refuse au Monde la liste des dispositifs qu’il a validés. Pire encore : la CADA opine à son tour, toujours sur le même fondement – et tout en reconnaissant la valeur de document administratif communicable de cette liste. Le journal s’oriente désormais vers le juge administratif pour continuer le combat, qui fait suite à des révélations pour le moins inquiétantes sur la rigueur du contrôle et du suivi des implants médicaux vendus sur le marché.
#opendata
#droitadministratif
#CADA
#retouràlacasedépart
Plus l’on s’éloigne de la date d’entrée en application de la loi Lemaire, plus l’on semble s’éloigner de son esprit. C’est ce que traduit une décision récente du Tribunal administratif de Paris rendue à la suite de la première procédure initiée par NextInpact. Après avoir essuyé un refus du Ministère de l’intérieur d’accéder à certains documents, le journal en ligne avait introduit un recours auprès de la CADA, que l’article L.342-1 du Code des relations entre le public et l’administration pose comme préalable à tout recours contentieux. La CADA avait finalement enjoint l’administration de communiquer à NextInpact le document litigieux. Seulement, le Ministère de l’intérieur n’a pas honoré l’obligation postérieure qui lui était faite de mettre en ligne ce document, comme l’impose l’article L.312-1-1 du même code. NextInpact a donc assigné la Ministère de l’intérieur devant la juridiction administrative pour obtenir d’elle la mise en ligne du document litigieux. Plutôt que de considérer, par opportunité, que l’obligation de mise en ligne du document communiqué était une conséquence de la décision de la CADA et constituait, quelque part, une inexécution de celle-ci décision, le Tribunal a préféré délier les obligations en indiquant que NextInpact aurait dû saisir à nouveau la CADA préalablement à l’introduction d’un recours contentieux. Entre ça et le coup de l’exécution de l’obligation de mise en ligne par autrui, on n’est pas rendu.
#travail
#plateformes
#géolocalisation
#contrat
#cecinestpasunarticlesurlecyclimse
Des limites de la vision schématique selon laquelle la Cour de cassation ne connaîtrait jamais du fond, d’aucune manière : par le classique contrôle des “conséquences” tirées par la cour d’appel “de ses propres constatations”, la juridiction suprême n’a en effet pas hésité à prendre position, quitte à ouvrir la voie à des requalifications en chaîne. Les livreurs à vélo soumis par les plateformes à un dispositif de géolocalisation et un système de bonus/malus pourraient donc obtenir la requalification de leur contrat en contrat de travail, la réunion de ces deux éléments étant jugée suffisante à établir un lien de subordination. La plateforme en cause était en l’espèce feu Take Eat Easy ; on ne doutera pas pour autant que le raisonnement pourrait être exporté à bien d’autres business models du même type, quitte à menacer leurs équilibres économiques. C’est qu’en France, on ne plaisante pas avec le modèle social – à s’en fier à la Cour de cassation, du moins.
#lcen
#blocage
#proportionnalité
#dupoidsdesmesures
C’est une affaire dont la violence des faits est à la mesure de la diversité des parties représentées (on y trouve notamment un député, un bâtonnier, plusieurs associations, le ministère public…). Il avait été demandé, en référé et à l’initiative du procureur, que plusieurs FAI bloquent l’accès au site internet democratieparticipative.biz en considération des propos odieux qu’il hébergeait (on vous laisse aller voir la décision pour vous faire une idée). Sans grande surprise, le TGI de Paris a fait droit aux demandes de mise en place de blocage. Ce sont en revanche les modalités qui l’assortissent qui sont d’intérêts. En effet, la juridiction n’a pas limité la mesure de blocage dans le temps, jugeant que le contenu illicite était d’une gravité telle que l’application du principe de proportionnalité le commandait. Tout aussi remarquable, les frais de la mise en œuvre des mesures de blocage ont été mis à la charge du ministère public en application du principe d’égalité devant les charges publiques. L’on rappellera qu’en matière de propriété intellectuelle les juridictions françaises, par une application peut-être contestable de la balance des intérêts, mettent par défaut les frais des mesures de blocage à la charge des intermédiaires techniques et non des titulaires de droits. Faut-il en tirer que les intérêts individuels sont mieux protégés que les intérêts collectifs ?
Pour un commentaire de cette décision par NextInpact, c’est ici.
#éthique
#voitureautonome
#normativité
#éthiqueduparebuffle
Une virée dans l’ordonnancement des valeurs des français. Il y a quelques Majs de cela, on vous rapportait les résultats de l’étude mondiale du MIT en éthique des voitures autonomes qui montrait toutes la diversité des moralités nationales et par la même occasion les difficultés d’instaurer des normes universelles en la matière. Aujourd’hui, on vous relaye une étude de l’étude qui s’intéresse tout particulièrement aux réponses des français. Exception culturelle française oblige, les français figurent parmi ceux qui sauvent les plus volontiers les femmes plutôt que les hommes et les enfants plutôt que les personnes âgées. De quoi se réjouir ou craindre, c’est selon.