Si vous aussi, à mesure que le confinement s’étire, vous avez l’impression de vivre aux côtés de Bill Murray dans un Jour sans fin et que vous en avez assez de vous demander si, aujourd’hui, la marmotte sortira ou non, vous n’êtes pas les seuls. Alors, on va vous parler d’espace, pas celui de Gagarin ou d’Armstrong, pas le cyber non plus, mais plutôt de celui qui s’est fait bousculer et dont le visage aura probablement changé à jamais dans le monde d’après, dans la zone du dehors : l’espace de travail.
La reconfiguration de l’espace de travail
Alors que le premier ministre s’exprimera devant l’assemblée pas plus tard que cet après-midi pour dévoiler les modalités du déconfinement post-11 mai, beaucoup se posent la question de savoir à quoi ressemblera leur retour sur leur lieu de travail, qu’ils sautent de joie ou l’appréhendent. Mais quelle que soit la position que l’on adopte, une chose est à peu près certaine : cela ne pourra être que différent, nous avons trop changés.
En effet, si de nombreux travailleurs n’avaient précédemment jamais goûté au télétravail, soit parce que leurs employeurs y étaient réticents, soit parce qu’ils ne pensaient pas que cela était possible, le COVID-19 a, de fait, forcé bien du monde à en faire l’expérience et la Terre ne s’est pas arrêtée de tourner. Chacun a dû, à sa propre manière et parfois avec les moyens du bord, aménager dans son espace personnel un coin pour turbiner (on ne vous dira pas que ces présentes lignes ont été écrites sur une porte de placard posée sur deux fauteuils) et trouver ses propres méthodes pour le faire dans des conditions à peu près sereines. Tout le monde a également dû apprendre à « se décoincer » devant le fait accompli que les enfants des uns et les animaux de compagnie des autres (les premiers n’étant bien évidemment aucunement assimilables aux seconds) se feront entendre ou passeront inévitablement devant la caméra au cours d’une visio-conférence. Les entreprises se sont également adaptées, certes, certaines non sans mal, pour rendre le télétravail viable en modifiant leurs processus, déployant du matériel et des nouveaux outils. On s’essayera donc à la conjecture en disant que beaucoup y ont pris goût, ou du moins ont pris conscience des avantages que présenterait le fait de travailler plus souvent de chez soi : diminuer ses déplacements pendulaires, c’est gagner le temps que l’on passait dans un métro bondé ou dans les embouteillages et pouvoir l’allouer à soi et aux autres. Il n’est donc pas inenvisageable qu’une certaine forme de télétravail devienne, à l’avenir, l’habitude de tous.
De même que le barycentre de l’espace de travail se déplacera assez probablement un peu plus vers la maison, les bureaux ne pourront rester les mêmes. Si le paradigme du monde d’avant nous amenait à voir plus de chiffre d’affaires au mètre carré dans l’open space, le hot desking et la diminution des espaces de travail individuel, celui du monde d’après nous amènera à y voir autant de lieu et d’occasion d’être contaminé et de contaminer les autres. La grande majorité des lieux de travail collectifs, mis à part les hôpitaux (mais c’est de la triche), auront besoin d’être adaptés pour garantir la sécurité sanitaire de leurs travailleurs, que les employeurs y soient éventuellement contraints par la loi ou par les demandes de leurs employés. Il en ira probablement aussi pour les espaces de coworking et leurs clients. De manière nécessaire donc, les bureaux devront être repensés pour implémenter des mesures barrières et permettre aux collaborateurs de se mouvoir et interagir tout en respectant la distance sanitaire.
La reconfiguration de la vie privée au travail
Une des conséquences indirectes du développement des espaces de travail collectifs et ouverts a été de réduire, parfois comme peau de chagrin, la confidentialité des activités des collaborateurs dont les faits et gestes se retrouvaient de facto à la vue de tous. Si le mouvement à venir sera à l’espacement et à l’abolition de la proximité physique des individus, il est envisageable que la distanciation des postes, les espaces privatifs et les bureaux individuels deviennent, aux côtés du développement du télétravail, la nouvelle norme. Corrélativement, ces nouvelles organisations de l’espace auront le bénéfice d’assurer, certes, une meilleure sécurité sanitaire mais également de permettre aux collaborateurs de retrouver l’intimité qu’ils avaient progressivement (voire totalement) perdu jusqu’alors.
Seulement, ce gain de confidentialité sera vraisemblablement compensé par l’émergence de nouvelles problématiques de vie privée propres aux moyens qui seront déployés pour aménager les espaces de travail, qu’il s’agisse de travailler à distance ou sur site.
Concernant le travail à distance, les outils qui le permettent, par hypothèse digitaux, ont déjà suscité leur lot de discussions sur la sécurité et la confidentialité des informations qui transitent par leur intermédiaire. Pour ne prendre que les plus utilisés, il a été révélé que de nombreuses applications de visio-conférence, particulièrement étudiées du fait de la sensibilité des correspondances, présentaient des difficultés au regard de la protection des données de ses utilisateurs. A ce titre, Zoom a catalysé de nombreuses critiques pour la faiblesse des mesures de sécurité qu’elle avait implémentée et la facilité avec laquelle il était possible d’en exploiter les failles et ce à un point que l’on a vu émerger un nouveau mot, le Zoombombing, pour désigner le fait de s’infiltrer sans autorisation dans une réunion distante et en troller (ou simplement écouter) les participants. De même son éditeur fait-il actuellement l’objet d’une action de groupe aux Etats-Unis pour avoir informé ses utilisateurs sur le fait qu’il transmettait certaines de leurs données à Facebook. Le recours plus fréquent au télétravail présente et présentera donc autant de risques pour la vie privée des collaborateurs d’une entité qu’il y aura d’outils de déployés.
Concernant le travail sur site, les interactions directes ne sont, hélas, pas les seules à présenter un aléa sanitaire. Une poignée de porte, un bouton d’ascenseur, une machine à café sont autant d’objets dont la manipulation collective accroit la possibilité de transmission de pathogènes. Parmi les réponses envisagées, les assistants vocaux sur le lieu de travail, en ce qu’ils permettent de transformer des interactions tactiles en interactions vocales, ont le vent en poupe. Amazon, qui s’est positionnée, non sans être critiquée, comme un acteur central dans la gestion de la crise actuelle, a d’ailleurs lancé en plein milieu de la pandémie un nouveau service au sein de son offre Alexa for business, Blueprints, permettant aux organisations de facilement créer des nouvelles interactions « maison » avec les assistants vocaux installés au sein de leurs espaces de travail. Seulement, les assistants vocaux ne sont pas les meilleurs amis de la vie privée, dans la mesure où leur fonctionnement même suppose qu’ils soient d’une manière ou d’une autre toujours « écoutant ». Le risque, avéré ou perçu, est donc que le regard des co-bureaux soit troqué pour l’oreille de l’employeur ou celle des GAFAM.
Si donc nos espaces de travail d’aujourd’hui et de demain sont voués à changer pour des raisons de confort ou de sécurité sanitaire, gageons de garder un œil sur notre vie privée, car les deux sont intimement liés.