C’est une affaire qu’on ne présente déjà plus, tant elle a défrayé la chronique : un homme politique, candidat à la mairie d’une des plus grandes villes occidentales, envoie des images intimes à une femme, lesquelles images sont détournées et publiées (par un artiste russe – qui revendique de fait cette première publication), avant que d’être rediffusées, analysées, commentées par tout un chacun sur les réseaux sociaux. Le candidat porte plainte, mais se retire néanmoins.
Il y a bien dans cette affaire quelque chose comme un condensé de l’époque – politique, géopolitique, nouvelles technologies, revenge porn et mouvement de foule. Ce qui interpelle le plus, c’est cependant la justification avancée par l’auteur (supposé) des faits originels, et soutenue par son avocat habituel, à savoir qu’un candidat qui fondait sa communication sur une image familiale traditionnelle ne méritait rien d’autre que cet affichage public.
D’une transparence l’autre
Où il est question, en somme, de transparence. Encore un signe des temps : le concept est en effet le même, érigé en principe, depuis l’article 12 du Règlement Général sur la Protection des Données jusqu’à la déclaration d’intérêts des responsables politiques ; transparence des algorithmes, transparence de la vie publique : la transparence est un élément caractéristique des réglementations contemporaines, pour ne parler même que du droit. Ce qui dit déjà quelque chose en soi : si le droit, comme nous le pensons, cristallise et pousse au pinacle certaines exigences morales et sociétales, en les assortissant du concours de la force publique, c’est alors que la transparence a gagné, à force de revendications en ce sens, le statut de valeur cardinale de la vie sociale, justifiant qu’il en soit donné une expression dans l’ordre juridique.
Seulement voilà : qu’appelle-t-on transparence ? En deux mots, il ressort des exemples (juridiques) que nous connaissons cette idée générale qu’il revient à certaines entités, personnes et autorités, parce qu’elles disposent d’un fort pouvoir, ou du moins d’un fort potentiel d’impact sur les conditions de vie (voire la vie elle-même) d’un nombre important de sujets de droit, de communiquer un niveau d’information suffisant pour permettre à qui de droit de procéder aux vérifications utiles à prévenir tous abus et préjudices.
De cette expression résumée, il est possible de tirer toutes les variations du monde – par exemple, rien ne semble imposer, au fond, que la transparence s’exprime par une publication à l’égard de tous ; on peut être transparent à l’égard d’un collège d’experts, spécifiquement réuni et compétent pour procéder à certaines vérifications. Le nœud tient selon nous, précisément, dans la notion de vérification : la transparence est imposée pour permettre la vérification du respect de certaines obligations ou attentes placées dans le chef de la personne, de l’entité ou de l’autorité concernée.
La transparence est donc un principe finalisé : les informations communiquées visent toujours à contrôler le respect d’autre chose que la transparence elle-même – qui la conformité du traitement de ses données à caractère personnel (RGPD), qui le bon usage de l’autorité et des fonds publics placés entre les mains d’un responsable politique (vie publique), qui encore la manière dont une décision l’affectant de manière significative a été prise, pour mieux la contester peut-être (algorithmes). Ce dernier exemple en est sans doute le meilleur reflet : par nature, l’obligation de transparence est un mécanisme correcteur d’une situation d’asymétrie de pouvoir – entre responsable du traitement et personne concernée, entre autorité publique et administré, entre responsable politique et citoyen.
A ce compte, il paraît difficile d’appeler du même nom ces principes, inscrits dans la loi ou le règlement, et les raisons qui pousseraient un artiste à divulguer des vidéos intimes d’un politicien se réclamant d’une image traditionnelle. On voit mal, en effet, quelles obligations et vérifications sont en cause ici, si ce n’est d’un genre qui viserait le cœur de la vie privée d’un individu – sa sexualité.
Panoptique et nouveaux puritanismes
Appliquer les principes de la vie publique à la vie privée : voilà qui n’a rien d’anodin, et mérite réflexion. Dans cette réflexion nous précèdent heureusement quelques esprits et non des moindres, Jeremy Bentham et Michel Foucault.
Dans son ouvrage de 1780 Le Panoptique, le premier décrit un modèle d’architecture carcéral fondé sur la possibilité, pour le gardien, d’observer à tout moment et sans limite les comportements et activités des détenus ; il en déduit, non sans un grand enthousiasme, de grandes conséquences pour l’amélioration des mœurs, et partant de la société dans son ensemble. Bien des années plus tard, Foucault y verra le modèle intellectuel de ce qu’il dénomme la « société du contrôle », et dont le champ d’application s’étend bien au-delà de la prison proprement dite.
Ces antécédents philosophiques sont régulièrement invoqués à l’heure du web et des réseaux sociaux, et pour cause : la critique de Foucault met en lumière ce que serait une société où l’injonction à la transparence s’appliquerait à tout et à tous, sans discrimination – une société débarrassée de toute friction sociale, mais où le contrôle, d’essence carcérale, s’exercerait de manière distribuée de chacun envers tous, et à l’égard des moindres aspects de l’existence. Une telle société ressemblerait au fond à un couple dont le pacte de confiance tiendrait à ce que chacun des deux dispose d’un accès permanent à l’ensemble des numéros de téléphone, boîtes de messagerie et correspondances privées de l’autre : cela peut certes fonctionner, mais au prix d’une perte de liberté et d’autonomie difficilement soutenable.
Tel semble être le but poursuivi (consciemment ou non) par ceux qui publient ou du moins cautionnent la publication des vidéos précitées : l’invocation du principe de transparence à cet effet ne témoigne pas seulement d’une dangereuse confusion de la vie publique et de la sphère privée – qui culminerait, du reste, dans l’abolition complète de la seconde, dès lors qu’on y soustrait même les questions liées à la vie sexuelle – ; elle procède selon nous d’un glissement théorique majeur, au terme duquel la transparence deviendrait, de principe finalisé, une fin en soi – au service de tout, c’est-à-dire de rien.
Le risque, à ce compte, et les exemples en sont déjà légions, est celui d’une radicalisation des exigences morales : la moindre « déviance » réelle ou supposée peut être scrutée et rapportée devant la foule comme devant son juge naturel, au nom du principe hégémonique de transparence ; il n’est plus de péché véniel. En cela, les mouvements mêmes qui prétendent lutter pour la sauvegarde et la moralisation de la démocratie, lorsqu’ils usent ou cautionnent de telles méthodes, révèlent un puritanisme d’autant plus inquiétant qu’on est soi-même parfois tenté d’y souscrire, de prime abord, pour peu qu’il s’exerce à l’égard de nos ennemis ou opposants. Appliquez cependant cette recette aux pratiques sexuelles d’un homme (semble-t-il consenties), et le souvenir n’est plus très loin de ces outing forcés, où la révélation de l’orientation sexuelle d’un individu est instrumentalisée à des fins d’éviction politique.
Aussi le problème n’est-il peut-être pas tant, comme d’aucuns ont pu le soutenir, le supposé anonymat permis par les réseaux sociaux, que paradoxalement la transparence elle-même – ou plus exactement l’application sans limite et sans but d’un principe de transparence dévoyé, qu’on appellerait plus volontiers du nom de surveillance. Dans une société gouvernée par un tel principe de surveillance, l’anonymat est précisément toujours suspect, pourchassé et condamné, et pour cause – c’est un acte de résistance. Gare à ne pas tout inverser.