La destruction en 1811 et 1812 des machines par les luddites est probablement l’exemple le plus connu des tensions très fortes que le progrès technologique peut engendrer : des professions centenaires (tondeur de drap ! tisserand sur coton ! tricoteur sur métier !) ont disparu en moins de dix ans, cédant la place aux machines à tisser, qui permettaient d’obtenir le même résultat, plus rapidement, à moindre coût. Cette histoire mérite réflexion, puisque les luddites, au fond, avaient raison : leur avenir était véritablement menacé par le développement de la technique, et leur réaction n’était donc qu’un ultime réflexe de défense face à une réalité qu’ils n’avaient que trop bien anticipé, sans trouver d’autre solution que de se battre.
De la machine à tisser à Uber
Il serait aujourd’hui bien difficile de détruire les machines qui semblent menacer certains emplois, mais le progrès technologique continue de susciter les mêmes crispations : on se souvient des affrontements, parfois violents, entre taxis et Uber. Comment détruire Uber ? Même à l’époque, les luddites n’étaient parvenus qu’à détruire que la matérialisation du concept de métier à tisser, mais ne pouvaient lutter contre le développement de l’idée de la machine. À supposer qu’il soit possible de faire sauter tous les serveurs hébergeant Uber, l’idée, elle, existerait toujours et se perpétuerait, comme elle le fait déjà avec les autres types de VTC. Les luddites avaient raison sur le fond, mais leur réaction était vouée à l’échec : il s’agissait d’une confusion entre le support de l’invention et l’invention en elle-même, celle qui aujourd’hui fait l’objet d’une protection au titre du brevet.
Face à ce constat, comment concilier les deux camps ? Si l’on admet que les inquiétudes pour le futur de l’emploi suscitées par le développement de certaines technologies sont légitimes, comment y répondre ? En 1812, les luddites firent face à une répression violente qui fut même condamnée par Lord Byron. En France, les taxis obtinrent gain de cause avec l’adoption d’un décret imposant un délai de 15 minutes entre réservation et prise en charge pour les VTC, qui fut annulé par la suite, pour qu’un autre décret le remplace. Si la solution moderne a pour elle d’être pacifique, elle ne semble pas pour autant la plus adaptée : il ne s’agit que de traiter le symptôme, sans guérir le malade.
Le luddite à la machine à tisser
En vérité, on le constate, depuis la première révolution industrielle jusqu’à la présente, aucune réponse satisfaisante n’a été trouvée pour apaiser les luddites de toutes époques. Un regard à une échelle plus macroscopique peut néanmoins nous permettre de constater que, jusqu’à présent, si les professions défendues par les luddites de toutes époques ont bien été menacées, elles ont toujours été remplacées : la fameuse destruction créatrice de Schumpeter a pour le moment été à l’œuvre dans de tels cas. Elle l’a même été de manière très efficiente puisque ces périodes de destruction créatrice sont celles à la plus forte croissance. C’est ce qui permet à de nombreux penseurs tels que l’économiste Nicolas Bouzou d’affirmer que la solution au problème réside tout simplement dans une politique généreuse et massive de formation et d’accompagnement à la transition. La solution peut paraitre simpliste, et pourtant : si les luddites s’étaient formés à la machine à tisser, qui de mieux placés qu’eux, qui maitrisaient déjà l’art du tissage, pour manœuvrer ces machines ?
Le 6 novembre dernier, le Conseil National des Barreaux a perdu pour la cinquième fois (tribunal correctionnel, cour d’appel, Cour de cassation, tribunal de grande instance, cour d’appel) contre le site demanderjustice.com. L’avènement du numérique suscite dans le monde du droit des réaction proches de celles des luddites : l’expression de “justice prédictive” engendre des craintes qui se concrétisent aujourd’hui par des dépôts d’amendement à l’Assemblée, tandis que les instances représentatives des professions réglementées multiplient les actions en justice contre les legaltechs, avec une réussite mitigée. Les luddites avaient raison sur le fond, mais leur réaction était vouée à l’échec : il aurait mieux fallu se former à la machine à tisser plutôt que de chercher à la détruire.
Ce qu'on lit cette semaine
#legaltech
#monopoledelavocat
#accèsaudroit
#obtenirjustice
De quoi les legal tech sont-elles le nom ? A observer la variété des services rassemblés sous ce substantif, on peine à croire qu’il puisse exister un régime, ni même à vrai dire une opinion qui vaudrait pour tous à la fois. C’est pourquoi il est toujours intéressant de guetter la manière, casuistique, dont la jurisprudence accueille et fait droit (ou non) aux craintes suscitées par l’automatisation de certains aspects des professions juridiques. En l’occurrence, c’est au bénéfice de deux sites Demanderjustice.com et Saisirlesprudhommes.com que la Cour d’appel vient de confirmer un permis d’exister, au terme d’une confrontation circonstanciée de la nature de ces services d’une part, et des limites canoniques du monopole d’avocat d’autre part. L’occasion de rappeler que ce dernier suppose notamment la mise en oeuvre d’un raisonnement syllogistique (la majeure, la mineure – le mouvement est bien connu), pour éclairer une situation précise à la lumière de la règle de droit – raison pour laquelle de simples services d’assistance “administrative” ne franchissent pas la ligne jaune, qui au fond ne menacent pas directement ce qui doit faire la plus-value de l’avocat, à savoir la qualité de l’analyse juridique. Si la profession doit apprendre à cohabiter avec les legal tech, voici peut-être une clé de répartition des tâches qui devrait rassurer tout le monde.
#communicationséléctroniques
#télécoms
#3615codecode
L’un des énormes chantiers entrepris dans le cadre de la stratégie de l’Union Européenne pour le développement d’un marché unique du numérique est en passe d’être achevé. Deux ans après sa présentation par la Commission en octobre 2016, le Parlement européen a adopté la proposition de directive instituant le code des communications électroniques européen. Pour rappel, ce texte vise à refondre quatre des cinq directives télécom (la directive ePrivacy étant vouée à disparaître au profit du règlement du même nom) pour les adapter aux évolutions récentes des pratiques et des technologies du secteur. Ainsi est-il question de prendre ses dispositions (oui, c’est un très bon jeu de mot) pour préparer les pays de l’UE à l’arrivée de la 5G, développer l’accès à internet dans les zones isolées en y stimulant les investissements ou encore faciliter le changement d’opérateurs pour accroître la concurrence. Prochaine étape, l’adoption du texte par le Conseil de l’UE le 3 décembre prochain, ce qui devrait n’être qu’une formalité, les institutions unionistes s’étant déjà politiquement accordé sur le texte au début de l’été.
#droitd'auteur
#oeuvre
#trouverlarecettedubigmac
C’était l’arrêt de la semaine. A l’occasion d’une sombre histoire de fromages à tartiner néerlandais et de leurs ressemblances prétendument excessives, la Cour de Justice de l’Union Européenne a eu à se prononcer sur l’éventuelle protégeabilité de la saveur au titre du droit d’auteur unioniste. C’est non pas en considération de la condition d’originalité mais de celle, préalable, de la qualification d’oeuvre que la CJUE s’est prononcée à la défaveur d’une telle protection. Raisonnement pragmatique, la CJUE a en effet relevé que l’impermanence de la saveur rendait impossible toute appréciation objective de l’item dont la protection est revendiquée : la sensation de goût pouvant fortement varier d’une personne à une autre, et variant au cours de la vie d’une même personne en fonction de facteurs tant physiologiques qu’environnementaux, il est impossible d’apprécier la saveur de manière consistante et uniforme, de la fixer dans une forme unique de laquelle plusieurs personnes pourraient faire l’expérience. L’on est donc désormais certain que le goût appartient à l’ineffable juridique.
#enfancenumérique
#protectiondesenfants
#donnéespersos
#trainersesdonnéescommeunboulet
Quelle position adopter face aux données à caractère personnel des enfants ? C’est la question que s’est posée la commission anglaise sur la protection de l’enfance. Alors que le phénomène était très marginal à l’époque de leurs parents, les millenials commencent à générer de la donnée dès leur naissance, soit par l’intermédiaire de leurs parents soit par l’utilisation qu’ils ont d’internet ou des objets connectés, au demeurant de plus en plus nombreux. La constitution d’une empreinte numérique si tôt est loin d’être anodine, comme le montre le rapport : risque que ces données soient utilisées par des personnes malveillantes pour entrer en contact avec des mineurs, risque que l’on puisse opposer aux adultes de demain des faits de leurs vies numériques infantiles ou encore que les enfants iraient, pour se développer, d’autant plus loin dans la transgression que leurs parents auront des moyens de les surveiller. De quoi faire réfléchir à deux fois avant de poster la photo de son nouveau-né pour enfin collecter plus de 100 likes sur Facebook.
#concurrence
#M&A
#GAFAM
#acronymes
#monopoles
#lastratégiedupacman
Les armes de la régulation de demain sont entre les mains des autorités de concurrence. Voici un constat que l’on ne peut plus sérieusement ignorer, et pourtant il en est un autre, plus surprenant, qui s’impose encore – c’est que ces armes semblent enrayées. Ce n’est certes pas la récente sanction record contre Google, quand bien même elle s’inscrit dans un regain d’activité de la Commission Européenne sous l’égide de Margrethe Vestager, qui le fera facilement oublier : les autorités de concurrence européennes et américaine ont semble-t-il encore du mal à appréhender les logiques de services et de marchés résolument nouveaux. En témoigne les longues réflexions sur l’évaluation de l’importance de la donnée dans la définition, notamment, d’un marché de la publicité en ligne ; non pas que la tâche soit si facile (on se gardera de cette prétention), mais à trop tergiverser (c’est au fond le sens de cet article), on prendrait pour demain le risque de laisser se rejouer les concentrations d’hier, qui ont fortifié les monopoles actuels, contre les effets desquels les critiques vont pourtant grandissantes. Faut-il alors repenser le droit de la concurrence, dont les logiques ne seraient pas adaptées à ces nouvelles situations ? Ou s’agit-il seulement de volonté politique ? A l’heure où d’aucuns, aux Etats-Unis notamment, soutiennent que nous serions entrés dans une nouvelle ère “post-concurrence”, l’ère des monopoles, et s’en réjouissent, il y a du moins nécessairement un peu de cela.
#science
#productivitéscientifique
#qu'estqu'ons'ennuie
Les découvertes scientifiques de notre temps sont moins mindblowing que celles du siècle passé, pourtant nous n’avons jamais autant dépensé dans la recherche. C’est le paradoxe que met en lumière la petite enquête de The Atlantic à l’occasion de laquelle des chercheurs des meilleures universités du monde ont évalué l’importance qu’ils accordaient aux découvertes scientifiques intervenues entre le début du XXème et aujourd’hui. Les résultats montrent que, selon les domaines, les chercheurs d’aujourd’hui estiment soit que l’importance des découvertes scientifiques a stagné soit qu’elle a diminué. Sans pour autant exclure la possibilité que certains domaines connaissent des avancées extraordinaires, la productivité générale de la science serait donc en diminution de même que le retour sur investissement de la recherche. Une des explications probables de ce phénome réside simplement dans le fait que la science se complexifie à mesure qu’elle avance et qu’il faut de plus en plus de ressources pour centraliser et traiter l’information nécessaire pour faire une découverte. Il est donc prédit que les choses continueront d’empirer. A méditer, mais pas trop longtemps non plus pour ne pas se flinguer sa journée.
#assistantsvocaux
#iot
#GAFAM
#lavoixdesonmaître
C’est bientôt Noël (les publicités sont là pour nous le rappeler), et avec lui un probable nouveau regain des ventes d’assistants vocaux, tels que les fameux Google Home ou Alexa d’Amazon. L’occasion non seulement de rappeler les risques liés à la vie privée (la CNIL est là pour nous le rappeler – chacun son domaine), mais aussi de s’interroger sur le présent et l’avenir de ces objets d’un nouveau genre, dont la multiplication dans nos intérieurs a été aussi insensible que fulgurante. L’article dont il est question ici détaille pour nous ce présent (les usages, les parts de marché) et anticipe sur cet avenir : si la technologie, on le croit volontiers, est encore perfectible, les marques misent dès aujourd’hui sur une diversification des potentiels qu’elle permettra à terme, dont notamment, sans surprise, des potentiels liés au marketing. L’achat par commande vocale serait ainsi le prochain cap à passer pour une valorisation des assistants par ces marques, et la course s’organise dès à présent pour obtenir les meilleures places au référencement. A plus long terme, c’est un phénomène d’omniprésence qu’il semble de bon ton de prophétiser, les assistants jouant une part de plus en plus grande, et intime, dans l’organisation de nos quotidiens. Tout ceci est présenté de façon si incontournable que la question se résumerait finalement à un “quand” plutôt qu’à un “si” – et pourtant : on n’ignorera pas si facilement ces appels, fussent-ils minoritaires, à garder pour soi un peu de l’autonomie et de l’esprit critique que risquerait de finir par menacer cette omniprésence, si l’assistance vocal devait par trop se muer en assistanat.