La frontière est une notion juridique à double facette : il s’agit d’une fiction créée par le droit, mais qui sert justement à en définir l’applicabilité territoriale. Le droit d’un pays n’est effectif que sur le territoire de ce pays. Tout le droit international, qu’il soit privé ou public, sert à définir comment régler les situations plus complexes, comme lorsqu’un dommage survient dans un pays tiers mais a des conséquences sur le territoire national. Ou comme quand le FBI tente d’obtenir la communication d’emails stockés par Microsoft en Irlande.
L’hybris du FBI
Le sujet de la semaine, c’est en effet l’intervention volontaire de la Commission Européenne auprès de la Cour Suprême des États-Unis dans l’affaire Microsoft v. FBI. Les faits sont d’apparence simples : en 2014, lors d’une enquête dans une affaire de stupéfiants, le FBI a demandé une communication d’emails à Microsoft. Le hic : les emails en question étaient stockés sur des serveurs en Irlande, et Microsoft conteste ainsi l’application de la loi américaine, demandant au FBI de passer par les traités d’assistance judiciaire mutuelle (les MLAT).
Ce que la Cour Suprême devra donc décider, c’est si le FBI peut saisir des données situées à l’étranger sur simple réquisition, ou si le droit international doit être respecté. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit, de manière sous-jacente, d’une question de souveraineté, le FBI n’ayant pas compétence à agir en Irlande. C’est dans ce contexte que la Commission Européenne a décidé d’intervenir en tant qu’amicus curiae et de donner son avis à la Cour Suprême : du jamais-vu. Le mémoire déposé se prétend neutre, mais il n’en est rien : la Commission est venue rappeler que le droit européen s’applique en Europe et qu’il doit être respecté – un soutien qui vient s’ajouter aux 22 autres mémoires déposés par plus de 280 organisations et personnes en faveur de Microsoft.
L’enjeu de la frontière à l’heure du numérique
Cependant, à bien y réfléchir, la Commission est-elle fondée à intervenir de la sorte, à l’heure où la Cour de justice de l’Union Européenne doit se prononcer sur la territorialité du droit à l’oubli ? N’oublions pas en effet qu’à l’initiative de notre CNIL nationale, une question préjudicielle a été posée à la CJUE pour déterminer si le droit à l’oubli sur les moteurs de recherche doit être effectif mondialement ou seulement sur le territoire de l’UE.
Au fond, le problème est le même pour tout le monde : la frontière est un concept qui a plutôt bien marché pendant un certain temps, mais dont les fêlures se creusent au fur et à mesure de l’interconnexion de la planète et du développement du numérique. C’est l’effectivité du droit même qui est ainsi remise en question : comment, par exemple, puis-je agir contre un contrefacteur situé à l’autre bout du monde ? Il est peu risqué de s’aventurer à prédire que le contentieux de la frontière face au numérique ne va faire qu’augmenter, avec comme question sous-jacente : peut-on assurer une souveraineté nationale sans frontière, sans tomber dans le nationalisme ?
L’actu en bref
Cette semaine est à nouveau pleine de news : Facebook investit en France, pendant qu’Apple profite du cadeau fiscal de Trump ; il faut que vous vérifiez que votre enfant ne s’amuse pas à avaler de la lessive ; Bruno Le Maire a annoncé une mission sur les cryptomonnaies ainsi que l’ajout des startups en cloud et IA au décret protectionniste sur les investissements étrangers ; 1004 Danois sont convoqués dans une affaire de distribution de pédopornographie ; Emmanuel Macron a précisé le calendrier de dématérialisation de la justice ; le Conseil d’État a censuré le traitement de données de géolocalisation par un employeur pour assurer le contrôle de la durée du travail.
Enfin, on ne peut que vous recommander de regarder et de participer à cette expérience audiovisuelle d’Arte sur les données et Internet.
À ne pas rater cette semaine
Sinon, on vous propose encore de parler de Microsoft, mais cette fois-ci en tant qu’hébergeur qui n’a pas à payer les dépens lorsqu’il s’exécute convenablement. On a cette semaine deux articles sur la blockchain et le Bitcoin : un premier qui rappelle qu’au-delà de la bulle, il y a une belle technologie pleine de promesses ; un second qui critique les dérives du “tout-blockchain” d’en ce moment sur fond d’une application de recueil de consentement sexuel… par une blockchain. On suggère également la lecture d’un bel article de Wired sur les dérives de la liberté d’expression sur le web, devenue une fin plutôt qu’un moyen. Une fois n’est pas coutume, un article américain louant la tech française est également au programme, ainsi qu’un focus sur les recours judiciaires formulés contre la suppression de la neutralité du net aux U.S. of A. On évoque enfin un projet de Règlement visant à créer un super-ordinateur européen, et oui.
Et pour la première fois, l’article signé Aeon de la semaine est véritablement “signé Aeon” puisqu’il a été rédigé par les 3 membres de l’équipe ! On vous parle des différences entre le principe de minimisation et la protection par défaut dans le RGPD.
Faites la Maj, et à la semaine prochaine !
Ce qu'on lit cette semaine
#donnéespersos
#transfertshorsUE
#diplomatie2.0
Dans cette affaire Microsoft qui décidément défraie la chronique, la Commission Européenne a choisi de donner un cours de GDPR à la Cour Suprême des Etats-Unis, en lui rappelant, à très juste titre, que l’accès par des autorités US à des données personnelles stockées en Europe constitue, par nature, un transfert de données au sens de notre réglementation. Gare donc, à l’incident diplomatique, si lesdites autorités ne se donnent pas la même de montrer patte blanche, à travers les “garanties appropriées” requises par le texte ! On rappellera, à cet égard, que le fameux Privacy Shield ne vaut que pour les entreprises privées, et qu’un certain contexte de défiance entoure encore le traitement des données UE par les administrations US… Pour l’heure, en tous cas, le vent semble souffler en faveur de Microsoft, dont les soutiens semblent toujours plus nombreux.
#neutralité
#USA
#Régulation
#prièreséculière
Le tir est croisé, et de barrage. A côté des efforts des démocrates pour revenir sur la décision de la FCC d’abolir les règles de neutralité du net aux Etats-Unis, une ribambelle d’actions en justice a été initiée pour la combattre sur le plan judiciaire. Parmi celles-ci, l’on en compte une portée par 21 procureurs qui allèguent que la décision va à l’encontre de plusieurs lois fédérales, une par la fondation Mozilla et une autre par plusieurs think tank libéraux. Les géants du net, qui ne sont jamais très loin, apportent quant à eux leur soutien public mais surtout financier. A défaut d’avoir les poches aussi pleines que Netflix ou Google, l’on se contentera, nous citoyens européens, de toucher du bois en croisant les doigts pour que ces initiatives portent leurs fruits.
#droitàl'oubli
#portraitdefamille
#yougetwhatyoupayfor
Le moteur de recherche, hébergeur et responsable de traitement, cet objet à la croisée de deux mondes – on vous en parlait très récemment dans un article : LCEN et GDPR n’ont rien d’incompatible. Analyse confirmée par ce jugement du TGI de Paris tout juste sorti chez Legalis, qui applique au déréférencement Costeja (“droit à l’oubli”) le principe fondamental des prestataires techniques : n’étant pas auteur de l’acte illicite, mais simplement intermédiaire, le moteur de recherche n’a pas vocation à subir les conséquences financières du procès dès lors qu’il a agi promptement pour donner effet aux droits du demandeur. C’est beau, facile, et on valide.
#consentement
#sexualité
#b****betterhavemyconsent
Du GDPR à Harvey Weinstein, s’il est une notion caractéristique de notre époque, c’est bien le consentement. Au point, comme le voudrait cette énième startup blockchain, de le formaliser dans un registre (distribué, of course) avant chaque début d’acte sexuel ? La proposition est fascinante de culot (il y a même une petite appli pour une parfaite “UX”), et en même temps terriblement anxiogène, voire carrément dangereuse – avons-nous vraiment envie de mettre de côté ce dernier bastion de spontanéité que représente la sexualité ? Ici comme ailleurs, la startup economy n’accouche pas que de bonnes idées.
#réseauxsociaux
#sociétédel'information
#twistandshout
Une fois n’est pas coutume, prenons du recul avec Wired, qui dissèque cette semaine le mythe d’une liberté d’expression miraculeuse prétendument offerte par l’Internet des plateformes. Fake news, algorithmes publicitaires et quasi-anonymat se conjuguent ainsi en un système pathologique, où l’information, créée et distribuée de façon purement individuelle (les fameuses “bulles informationnelles”), ne sert plus aucun idéal de discours public et n’est plus assortie d’aucune responsabilité. L’idéal de free speech (que la France partage, au moins dans une certaine mesure, avec les Etats-Unis), devenu ainsi une fin en soi, corrompt les véritables objectifs du libéralisme traditionnel lui-même, que sont l’élévation des idées, ou encore l’élimination de la pauvreté. Inquiétant, mais de toute urgence.
#techindustry
#cocorico
#startups
#vasytarretepasmontemonte
Un peu de baisse d’attractivité des entreprises traditionnelles, une pincée d’aide gouvernementale, une augmentation des nombres d’investisseurs et des fonds dont ils disposent ainsi qu’une cuillerée de Brexit, cet article tente de mettre à jour la recette qui fait que l’écosystème des start-ups françaises suscite de plus en plus d’enthousiasme, que ce soit sur place ou à l’étranger. Il est encore trop tôt pour s’exprimer sur la question de savoir si, structurellement, celui-ci saura acquérir la résilience et la puissance suffisante pour vivre plus longtemps que la hype qui l’entoure, mais en attendant, l’on peut tout de même se permettre d’être un petit peu chauvin, parce qu’on le vaut bien, et espérer que le rêve entrepreneurial français remplacera l’américain.
#blockchain
#bitcoin
#internet
#utopienumérique
Si cet article était une pièce de bœuf, il serait de Kobe. Une très belle démonstration, certes empreinte de nostalgie libertaire mais tout en finesse, sur la manière dont nous sommes passés d’un internet aux protocoles ouverts à un internet dominé par les fournisseurs de services propriétaires. A côté de ce constat, la blockchain, expliquée avec pédagogie, incarne la promesse de revenir à une logique du libre structurellement résiliente où les utilisateurs, retrouvant la maîtrise de leurs données, peuvent naviguer d’un fournisseur de service à l’autre sur un marché où les nouveaux entrants peuvent faire véritablement valoir leurs avantages concurrentiels. Nous n’en dirons pas plus et vous laissons le plaisir de lire.
#superordinateur
#souveraineténumérique
#géopolitique
#unitedwe'refreedividedwe'reslaves
De la puissance de calcul comme facteur de pouvoir géopolitique. C’est l’idée qui plane en sous-jacence d’une récente proposition de règlement européen visant à mettre en commun les ressources de plusieurs pays membres et partenaires privés de l’UE pour créer et se partager un super-ordinateur. Pour l’instant, la plupart des acteurs ayant besoin d’effectuer des opérations nécessitant une puissance de calcul importante se tourne vers l’étranger, ce qui pose des problèmes à la fois de souveraineté numérique, puisque des données sortent du territoire de l’Union, mais aussi des problèmes de développement de savoir-faire, puisque les européens n’en acquièrent aucun ce faisant. Le ticket d’entrée par pays pour faire partie de l’aventure et avoir un droit d’accès au futur superordinateur est de 486 millions d’euros, une somme rondelette à première vue mais à nuancer sachant que la valeur du marché des super-ordinateurs devrait atteindre le trillion d’euros d’ici 10 ans. Et puis, quel est le prix de la liberté ?