Quand on se réfère aux États-Unis, on pense généralement à l’Empire State Building, à Hollywood ou encore au “football” américain, mais peu souvent au protectionnisme. Et pourtant, cette semaine, Trump a construit un mur, non pas en briques avec le Mexique, mais plutôt virtuellement avec Singapour.
Protéger l’innovation locale, un moteur économique ?
Le Président étasunien a ainsi mis le holà à un projet de fusion entre deux des plus grandes entreprises de semi-conducteurs de la planète, l’américain Qualcomm et le singapourien Broadcom, au motif que l’achat par le second du premier risquait de menacer la sécurité intérieure du pays. Oserons-nous rappeler que Broadcom est à l’origine une société américaine et que la majorité de son business se fait toujours là-bas ? Non, ce n’est pas le sujet.
La vraie raison de ce blocage, c’est bien entendu que Qualcomm est aujourd’hui l’un des fleurons de l’industrie américaine, et que même si Broadcom est toujours très liée avec les US, elle n’en reste pas moins une société étrangère qu’on ne peut voir contrôler l’une des fiertés locales. C’est la même logique qui sous-tend le décret Montebourg de 2014 : à la suite du rachat de la filière énergie d’Alstom par General Electric, Arnaud Montebourg avait obtenu par décret l’élargissement du périmètre du contrôle du Ministre des finances sur les investissements étrangers dans certains secteurs, auxquels Montebourg avait rajouté la sécurité économique et la communication électronique.
Dans les deux cas, l’idée est que les secteurs innovants sont stratégiques et qu’il peut relever de l’intérêt patriotique de préserver les pépites nationales, quand bien même cela heurterait la concurrence et le développement général de la société en question. Au fond, la protection de l’innovation par un droit exclusif, n’est-ce pas le fondement même de la propriété intellectuelle ? Les démarches ne sont pas si éloignées l’une de l’autre, en ce que le droit sert dans tous ces cas à favoriser l’innovation, mais à une échelle locale.
Taxer l’innovation étrangère, un moteur géopolitique ?
De manière assez intéressante, le même but peut également être atteint en utilisant le droit pour cette fois impacter l’innovation étrangère. On voit depuis plusieurs années se développer la pratique d’imposer des amendes astronomiques à des entreprises étrangères, et là où les États-Unis préfèrent recourir au droit bancaire (amende de 9 milliards pour BNP) ou à la lutte anti-fraude (on estime à plus de 20 milliards l’amende de Volkswagen), l’Union Européenne et la France semblent se placer sur le terrain de la concurrence.
On se souvient ainsi de l’amende de plus de 2 milliards d’euros infligée par la Commission Européenne à Google pour abus de position dominante sur l’un de ses services les moins utilisés, Google Shopping. Cette semaine, Bruno Le Maire vient d’annoncer que la DGCCRF avait assigné Apple et Google pour pratiques déloyales et abusives envers les développeurs sur leurs app stores, après avoir assigné Amazon il y a quelques temps (on notera d’ailleurs que les locaux japonais d’Amazon ont été perquisitionnés cette semaine, également pour une enquête de concurrence). Si on doute que le juge français prononcera des condamnations de plusieurs milliards, il n’en reste pas moins que l’on peut observer de nettes similarités entre les amendes BNP, Volkswagen, Google Shopping et les actions France c. Apple/Google/Amazon. Dans tous ces cas, le droit est utilisé de manière extraterritoriale pour frapper une réussite étrangère. De là à dire qu’il s’agit avant tout d’un outil géopolitique, il n’y a qu’un pas.
L’actu en bref
Cette semaine, Bruno Le Maire a aussi fait parler de lui via sa fameuse taxe européenne sur les GAFAM, dont le texte devrait bientôt être rendu public et qui devrait porter sur 3% du chiffre d’affaires mondial ; une voiture autonome (d’Uber) a pour la première fois été impliquée dans un accident mortel avec un piéton ; le Sierra Leone, dans un souci de transparence, a mené une élection partiellement basée sur une blockchain, pendant que les élections russes se passaient comme ça ; il a été dévoilé qu’une régulation accueillante pour les ICOs était en préparation à Bercy pendant que nos amis de Blockchain Partner publiaient une étude sur les enjeux juridiques des technologies blockchain ; le texte de la réforme de la justice est rendu public ; Google va bannir toute publicité pour des services liés à des cryptomonnaies ; YouTube va se baser sur Wikipédia pour lutter contre les théories du complot ; la société Theranos qui promettait des tests sanguins révolutionnaires a été inculpée de fraude ; et les Crocs ne sont plus protégées par un dessin et modèle du fait de la divulgation du dessin avant l’enregistrement – on ne sait trop qu’en penser.
À ne pas rater cette semaine
Surtout, Aeon a été à l’origine d’une proposition d’amendement à la future loi informatique et libertés, relative au champ d’application territorial de la future loi en complément du RGPD. On vous invite donc à lire cette proposition qui sera débattue au Sénat le 20 ou le 21 mars. La semaine a également été chargée en news relatives à la régulation de l’IA : on vous propose ainsi un article sur la vision chinoise d’une telle régulation, un article sur la manière dont on régule l’IA alors que celle-ci s’est déjà immiscée dans nos vies, et on vous partage un appel à candidature de la Commission Européenne pour faire partie d’un panel d’experts sur le sujet. On partage également une réflexion de la Commission sur l’approche à adopter pour la régulation des fintechs. On ne pouvait pas ne pas mentionner le décès du Professeur Stephen Hawking, dont les travaux, l’humour et le combat pour la vie resteront une source d’inspiration. Enfin, sale temps pour les GAFAM, avec un article du Guardian sur la surveillance des salariés dans ces entreprises, et des révélations sur le rôle de Facebook dans l’utilisation de données de 50 millions d’utilisateurs par une société proche de Trump.
Faites la Maj, et à la semaine prochaine !
Ce qu'on lit cette semaine
#concurrence
#GAFAM
#lechocdestitans
Sale temps, décidément, pour les GAFAM. Tandis que les initiatives d’alourdissement de leur taxation se multiplient, voici que l’exécutif française tire à boulets rouges sur Apple et Google, à travers une assignation en pratiques commerciales déloyales. Dans le collimateur de Bercy : les conditions d’utilisation des plateformes de téléchargement d’applications (AppStore, Google Play), jugées abusives à l’encontre des développeurs qui souhaiteraient y proposer leurs apps. Les accusations tiennent, en particulier, à la capture de données par les plateformes, la fixation de fourchettes de prix injustifiées et la réservation d’un droit de modification unilatérale des contrats. Pour Google en particulier, le sujet vient s’ajouter à une action particulièrement volontaire de la Commission Européenne en matière de concurrence : après Google Shopping, cette dernière vise en effet également la plateforme Google Play, mais aussi l’activité du géant en matière de publicité en ligne. Autant dire que l’actualité contentieuse s’annonce riche de ce côté de l’Atlantique !
#concurrence
#géopolitique
#pucesélectroniques
#impeachmentàl'envers
Les choses ne s’arrangent pas pour Qualcomm, le fabricant américain de puces électroniques : après une sanction mémorable de la Commission Européenne pour pratiques anticoncurrentielles, et tandis que la guerre des brevets fait rage avec Apple, voici que son plan de fusion avec Broadcom, autre grand acteur du secteur des semi-conducteurs, est retoqué par un Presidential Order signé Donald J. Trump. La Maison Blanche s’inquiète en effet de la prise de participation d’une entreprise singaporéenne (Broadcom) dans un fleuron (certes un peu fâné) de l’industrie américaine, et de ses possibles conséquences néfastes pour la sécurité nationale. Une action singulière, qui sent un peu l’économie dirigée, de la part pourtant d’un libéral chevronné ; l’impact n’a pas tardé à s’en faire sentir sur le cours des actions des sociétés concernées, tandis que Broadcom niait fermement tout risque d’atteinte à la sécurité. Affaire à suivre.
#inmemoriam
#deusexmachina
L’Université de Cambridge se joint au monde entier pour rendre hommage à l’un de ses anciens étudiants puis professeurs les plus illustres, Stephen Hawking. L’auteur d’Une Brève Histoire du Temps, récemment consacré dans un biopic au cinéma, était, d’un accord de l’ensemble de la communauté scientifique, l’un de ses plus éminents représentants, et tout à la fois l’un de ses plus admirés. Son activité de recherche en théorie physique, de même que ses multiples apparitions médiatiques, toujours animées d’un souci de transmission, et enfin sa bataille de longue date avec une maladie neuro-dégénérative auront fait de lui un symbole de notre époque. A cet égard, Stephen Hawking représentait sans doute, volontairement ou non, toutes les potentialités vertueuses d’une symbiose entre l’esprit humain et la “machine”, laquelle lui aura permis de demeurer plus longtemps pour enrichir le monde de son activité scientifique, comme de sa profonde humanité. So long, Mr Hawking !
#IA
#géopolitique
#régulationdumilieu
C’est une espèce d’Union Sacrée qui s’opère en Chine entre le gouvernement et les grands acteurs du numérique, tous tendus vers l’objectif commun de coiffer l’Ancien et le Nouveau mondes au poteau pour contrôler l’IA. Un rapport synthétisant les discussions d’une session de réflexion sur la régulation chinoise de l’intelligence artificielle qui s’est tenue en novembre dernier a récemment été publié. On y découvre notamment que la Chine compte reproduire la manière avec laquelle les Etats-Unis ont réussi à fortement orienter le développement d’Internet grâce à l’influence de ses organismes de normalisation et que chaque mouvement de ses adversaires géopolitique est étudié avec soin. Voilà encore confirmation de ce que, des grandes puissances mondiales, la Chine est celle qui a la stratégie la plus offensive, et elle ne s’en cache pas.
#IA
#Régulation
#techno-éthique
#droitsfondamentaux
#venezcommevousêtes
Alors que l’industrie sprint pour prendre la pole position devant les Etats dans la course à la régulation de l’IA, la Commission Européenne tente quant à elle de puiser parmi les 508 millions de cerveaux qui peuplent l’Union pour constituer un groupe d’experts transdisciplinaire sur l’intelligence artificielle. C’est donc un appel à candidature qu’elle a ouvert pour, de manière générale, poursuivre la réflexion déjà engagée en la matière au sein des institutions unionistes et conseiller la Commission et, plus particulièrement, présenter un projet de lignes directrices pour le développement et l’utilisation éthiques de l’IA en contemplation des droits fondamentaux protégés par l’UE d’ici la fin 2018. Les inscriptions sont ouvertes jusqu’au 9 avril, ça vous tente ?
#IA
#Régulation
#techindustry
#libéralismenormatifquandtunoustiens
L’on voit là s’exprimer les grandes divergences d’approche et de philosophie entre les Etats-Unis et l’Union Européenne. Là où la Commission veut prendre la régulation de l’intelligence artificielle à bras le corps, outre-atlantique, l’on souhaite que le marché s’en charge lui-même. Pour ne pas risquer de faire perdre aux USA sa place actuelle de leader mondial de l’IA face à la Chine (et peut être aussi pour déconstruire tout ce que son prédécesseur avait entamé), l’administration de Trump a décidé de laisser péricliter l’Office of Science and Technology Policy qui menait la réflexion gouvernementale sur le sujet sous Obama. Ce sont donc des think tank pilotés par l’industrie de la tech qui rythmeront la danse chez nos amis américains, au risque peut-être que certains aspects clefs de la régulation de l’IA contraires aux intérêts de ces acteurs , comme la transparence des algorithmes et l’explicabilité de leurs décisions, soient peu à peu oubliés.
#techindustry
#droitsocial
#vieprivée
#grandfrèreautravail
Les géants de la tech bénéficient d’une aura extraordinaire qui fait que bien souvent, lorsqu’on en caresse l’idée, l’on se dit que « ça serait cool de bosser chez [insert name of GAFAM here] ». Mais il semblerait que, de l’intérieur, tout ne soit pas aussi mirifique que la chocolaterie de Charlie. Surveillance constante des employés, signature de NDAs à n’en plus finir, stigmatisation de la taupe, création d’une culture du secret, pièges pour tester la probité des collaborateurs, cet article rapporte les témoignages d’anciens employés des grandes firmes du numérique et de leurs sous-traitants pour souligner comment la peur de la fuite d’information confidentielle ou plus généralement interne peut mener à la mise en place de mesures parfois extrêmes. L’on en sort avec une interrogation : qu’en penserions-nous si de telles mesures étaient mises en place par un gouvernement ?
#facebook
#donnéesperso
#profilage
#tobreachornottobreach
Facebook est une fois de plus sous le feu des accusations, après la révélation de ce que des profils d’utilisateurs auraient été utilisés, dès 2014, à des fins de profilage politique réalisé par une entreprise, Cambridge Analytica, sous couvert de recherche académique. Le détournement de données aurait pris la forme d’une application de sondage, donnant accès à des informations relatives aux participants sur Facebook ainsi qu’à leurs amis, ou contacts ; Cambridge Analytica est suspectée d’avoir utilisé ces données (dont le volume serait monumental) à des fins d’influence politique, notamment dans le cadre de la dernière élection présidentielle américaine. Dans ce contexte, la question de la responsabilité de Facebook est évidente : y a-t-il eu, ou non, data breach au regard notamment des conditions d’utilisation et des mécanismes de sécurisation de Facebook ? Peu de réponses à ce jour, mais une volonté politique évidente d’en obtenir, et vite : à l’heure où les législateurs s’emparent du sujet des fake news, la tension est palpable.
#fintech
#Régulation
#yenaunpeuplus,j'vouslelaisse?
Consciente de ce que les nouvelles technologies dans le secteur financier évoluent à une vitesse trop rapide pour réguler large sans prendre le risque de créer des effets indésirables imprévus, la Commission Européenne a décidé de limiter la taille de son bras à des proportions raisonnables et de ne pas se lancer dans une réforme globale de la Fintech au profit d’initiatives ciblées. Sont notamment envisagées la clarification du cadre législatif en matière d’agrément et d’ICOs, l’incitation des autorités européennes de surveillance à mieux s’informer et coopérer avec les acteurs du marché pour faciliter la réglementation via des « sas réglementaires », la création d’un groupe d’expert pour identifier les aspects de la réglementation unioniste qui entravent de manière injustifiée l’innovation financière, la poursuite des consultations et autre observations pour comprendre ce qu’on va bien pouvoir faire de la blockchain ou encore la convergence des normes en matière de cybersécurité. Il y a donc à boire et à manger et nous sommes rassasiés, pour l’instant.